Dix-neuf longs métrages seulement en cinquante-trois ans, mais aucun qui ressemble au précédent, tant sur le fond que dans la forme, comme s'il décidait à chaque fois de se remettre en question, d'explorer une voie neuve.
Expérimentateur constant, il a construit une des filmographies les plus étonnantes du cinéma français, à nulle autre pareille, jamais indifférente et parsemée de quelques chefs-d'œuvre qui ont fait date. "Cinéaste de la mémoire", comme on l'a trop facilement baptisé ? Plutôt cinéaste de l'imaginaire, dans lequel interviennent la mémoire, le rêve, l'utopie, l'amour, la mort et les jeux les plus fous et les plus sérieux.
Il existe des réalisateurs, Ford, Kubrick, dont l'œuvre est un continent ; chez Resnais, on peut parler d'une œuvre en archipel, chaque île étant reliée à sa voisine par un subtil réseau de correspondances, aériennes et souterraines, dont les résonances ne se livrent que peu à peu : L'Année dernière à Marienbad n'est pas le seul film-piège de son auteur ; bien d'autres, pourtant immédiatement lisibles (Muriel, Je t'aime, je t'aime, Cœurs) ne livrent tous leur mystères que progressivement – richesses d'une œuvre peu épuisable.
Il fut remarqué dès son premier film : en 1948, Van Gogh fut le premier d'une série, qui, en dix ans, fit de lui le plus célèbre des courts-métragistes français ; Guernica, Les statues meurent aussi (coréalisé avec Chris Marker), Nuit et Brouillard, Toute la mémoire du monde, chaque titre constitua un événement. Bien que Cannes ait refusé en 1959 la sélection de son premier long, Hiroshima mon amour, le film fut reçu comme la première manifestation du cinéma moderne : une narration éclatée, un glissement permanent entre passé et présent, une manière formelle qui révolutionnait pratiquement le cinéma, bien plus fortement que tout autre film contemporain.
L'argument était signé Marguerite Duras, premier écrivain auquel le cinéaste fera appel – jamais il n'a lui-même écrit un scénario – avant de travailler avec Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol, Jacques Sternberg et autre Jorge Semprun, sans que jamais l'influence de chacun soit perceptible : quel que soit le scénariste, le fillm appartient toujours à Resnais. Marienbad, Muriel, La guerre est finie, Je t'aime, je t'aime, les années 60 voient se succéder les chefs-d'œuvre, toujours accessibles : s'il est un expérimentateur, jamais il ne verse dans l'expérimental, et il sait utiliser les acteurs, Delphine Seyrig, Yves Montand, Claude Rich, à leur meilleur.
La décennie suivante se révèlera moins féconde, puisqu'il ne parviendra à mener à bien que deux des nombreux projets entretenus (dont l'adaptation des aventures de Harry Dickson) : Stavisky (1974), avec Jean-Paul Belmondo, récréation du célèbre escroc des années 30, d'une élégance somptueuse et qui déçut le public par son classicisme – alors qu'il se révèle, à chaque nouvelle vision, riche d'arrières-mondes et de pièges en miroir sous son vernis glacé, véritable film politique.
Et Providence (1977), tourné en Angleterre, sans doute une des plus puissantes traductions visuelles de l'imaginaire d'un écrivain (l'immense John Gielgud), récompensé par de multiples Césars. Le succès lui permit d'enchaîner les films dans les années 80,prouvant, s'il en était encore besoin, qu'il pouvait passer d'un genre à l'autre – l'apologue des destins croisés sur fond d'expérimentation scientifique (Mon oncle d'Amérique), le film choral à cheval sur les époques, mélangeant drame, comédie et science-fiction (La vie est un roman), le drame bergmanien (L'Amour à mort), l'adaptation théâtrale straight qui bouleverse les codes (Mélo) – en demeurant fidèle à ses thèmes et à sa manière souveraine.
Étiqueté "auteur intellectuel", Resnais est en réalité pétri d'un humour puisé aux sources les plus diverses, le surréalisme, l'opérette, la bande dessinée. À partir de 1990, c'est cet humour qui va primer dans ses films. Ainsi Smoking/No smoking, en 1993, d'après des pièces injouables d'Alan Ayckbourn, représente le premier exemple de film à contrainte, digne de l'Oulipo : deux acteurs (Pierre Arditi et Sabine Azema), incarnant neuf personnages, dans deux films de 140 minutes chacun, visibles dans n'importe quel ordre sans que leur signification en souffre. Exercice éblouissant et jubilatoire, qui inaugura la collaboration de Resnais et du duo de scénaristes Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, avec lesquels il concocte On connaît la chanson (1997), nouvelle manifestation ludique : les personnages y chantent leurs joies et leurs peines avec les voix des chanteurs français les plus célèbres, forme de playback inédite et rigolarde, qui valut au film une nouvelle série de Césars.
Adaptant ensuite, en 2003, une opérette de 1925, Pas sur la bouche, il en fait "un films sonore, parlant et chantant", où, sous l'apparence démodée, costumes et décors, il élabore une œuvre à tiroirs et à surprises, dont la concierge gaillardement interprétée par Darry Cowl n'est pas le moindre décalage.
Il change cependant de tonalité avec Cœurs (2006), nouvelle adaptation d'Ayckbourn, farandole de personnages angoissés, embourbés dans leur désarroi et sur lesquels plane l'hiver des sentiments (la neige envahit même les appartements…), avant de "mettre en scène" (c'est ainsi qu'il signe ses génériques, comme Sacha Guitry jadis) Les Herbes folles (2009), d'après le roman de Christian Gailly, qu'il traduit littéralement à l'écran tout en en livrant une version totalement personnelle, par la même alchimie qui régit depuis tant d'années les transmutations qu'il opère sur les scénarios choisis.
Il y a trop d'humour et d'humilité chez lui pour tenir le rôle dont on l'a parfois affublé, celui de la statue du Commandeur de la profession. Mais il certainement l'auteur le plus cohérent et le plus complet de toute l'histoire du cinéma français et l'exploration de son territoire n'a pas livré tous ses secrets.
Son ultime film, Aimer, boire et chanter se retrouve sur les écrans le 26 mars 2014, le mois même où il disparait.
Lucien Logette