Djibril Diop Mambéty n’a jamais considéré le cinéma comme son métier, estimant que la vraie vie était ailleurs : dans la poésie, dans les rencontres qu’il faisait au fil de ses vagabondages diurnes et nocturnes. Livrant ses films au compte goutte, traversant de longues périodes de silence, il est pourtant l’un des réalisateurs les plus marquants d’Afrique de l’Ouest, avec son compatriote Ousmane Sembene.
Contrairement à ce dernier, chez qui le désir de filmer était profondément lié à l’engagement politique, Mambéty n’a jamais eu d’autre moteur qu’une très libre inspiration. Né dans la banlieue de Dakar, en 1945, il a d’abord été comédien, fondant à 17 ans le premier café-théâtre sénégalais. Autodidacte, Mambéty tourne ses premiers films avec du matériel prêté par le centre culturel français de Dakar.
En 1973, son long-métrage Touki Bouki, est un choc esthétique et une révélation pour le petit nombre de spectateurs qui le découvrent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Touki Bouki conte les déambulations dans Dakar d’un tout jeune homme et de son amoureuse, qui rêvent de s’embarquer pour la France. Ovni dans le ciel du cinéma occidental, le film n’obéit à aucune loi de narration classique, semble guidé par des visions fulgurantes, où domine le rouge (couleur sang) et le bleu (couleur océan), avec en contrepoint sonore une rengaine de Joséphine Baker qui revient encore et encore. Sorti 4 jours à Dakar, resté inédit pendant 13 ans en France en dépit de son passage à Cannes, Touki Bouki s’est promené de festival en festival, devenant un film culte bien que confidentiel et contribuant à forger la réputation de son insaisissable réalisateur. Attendant de ressentir une vraie envie pour tourner, Mambéty laisse couler 20 ans entre Touki Bouki et Hyènes (1992).
Là encore le film semble surgi de nulle part, bien que l’intrigue soit précisément située, à Colobane, la banlieue de Dakar où est né Mambéty. On y arpente surtout le paysage mental du réalisateur. On songe à Gabriel Garcia Marquez, pour la folie des personnages, ou à Paul Bowles, pour la cruauté de l’histoire.
Hyènes est en fait une adaptation d’une pièce de théâtre du suisse Friedrich Durrenmätt. De retour au pays après avoir voyagé de par le monde, devenue « plus riche que la banque mondiale » en se prostituant, une vieille femme, Linguere Ramatou, offre ses millions à la population, contre la tête de celui qui jadis l’a abandonné. Visage sec, regard sagace et féroce, à la fois reine et sorcière, Linguere Ramatou est interprété par Ami Diakhaté, une vendeuse de soupe que le réalisateur avait croisé dans un bar. Le plus souvent non professionnels, découvert dans les rues de Dakar, les acteurs choisis par Mambéty portent dans leur chair les meurtrissures des personnages.
Comme l’inoubliable Sili, l’héroïne de La Petite vendeuse de Soleil (1998) fillette infirme, au corps désarticulé, qui brave la brutalité de ses concurrents, petits marchands de journaux des rues, avec détermination et joie de vivre. Avec Le Franc (1994), histoire d’un musicien des rues qui emporte le billet gagnant du loto, La Petite Vendeuse de Soleil faisait d’un projet de trilogie intitulée « Histoires des petites gens ». Loin de s’enliser dans un propos larmoyant, Mambéty imprime une rage pop, une forme de poésie violente, à ce dernier film, qu’il n’a pas le temps de monter entièrement.
Atteint d’un cancer, il meurt à Paris en 1998. C’est à son frère cadet, le compositeur Wasis Diop (dont les musiques métissées accompagnent les films de Mambéty depuis Hyènes) que revint la tâche de mettre un point final à son œuvre.
Véronique Cohen