Sans nul doute. Encore faut-il y avoir accès ! Le plus grand succès de La Cava, Mon homme Godfrey (1936), est longtemps resté quasiment introuvable mais fait les délices, à coup sûr, de ses spectateurs occasionnels. Quant à la télévision française, depuis plus de trente ans, elle n'a programmé qu'un seul titre : Gabriel over the White House. Enfin, le dernier film programmé dans le circuit des cinémas art et essai remonte à... 1975 : inédit en France, La Fille de la Cinquième Avenue (1939), avec Ginger Rogers, avait fait l'effet d'une révélation. Est-ce un hasard ? Une étrange correspondance unit ces trois films : trois fables acides, à résonances sociales, dans lesquelles les personnages voient leur destin et leur vision du monde bouleversés par une rencontre.
Dans Mon homme Godfrey, un clochard est recueilli par une riche famille qui en fait son valet. Retournements de situation, ironie féroce. Dans La Fille de la Cinquième Avenue, un pdg suit les conseils d'une jeune chômeuse, délaisse ses affaires pour ne plus s'intéresser qu'à l'élevage des pigeons et au tango. Mais le plus surprenant, et le plus percutant, c'est Gabriel over the White House, qui, comme son titre le suggère, fait planer l'ombre de l'archange Gabriel sur la Maison-Blanche. Sous cette influence céleste, le président des Etats-Unis se métamorphose. Curieux croisement de satire politique et de fantastique, ce film tourné en 1932 -mais distribué en 1933, après l'investiture de Franklin D. Roosevelt - fait directement allusion à des événements historiques - la marche des chômeurs sur Washington en décembre 1931, celle des anciens combattants en mai 1932 - et dénonce les liens entre la pègre, la justice et la police.
On songe à Capra, bien sûr. Avec une différence de taille : dans ses mélodrames comme dans ses comédies, nombreuses (Mon mari le patron, Unfinished Business), La Cava refuse l'idéologie populiste, et revendique une certaine férocité : exploiteurs et exploités sont renvoyés dos à dos.
Quant à son style, il rappelle plutôt un autre géant de la comédie américaine, Howard Hawks. Personnages survoltés, au bord de la crise de nerfs, faisant face aux pires imprévus. Sans doute le résultat de certains tournages où La Cava improvisait totalement. « Nous écrivions six ou sept versions de chaque scène sans rien montrer aux acteurs, raconte Allan Scot, l'un de ses scénaristes. La Cava arrivait sur le plateau, distribuait ces pages et, une demi-heure plus tard, il se mettait à tourner. Les acteurs étaient tellement stimulés qu'ils jouaient avec passion et une immense fraîcheur. » Avec lui, les actrices sont aux anges. Mary Astor, Irène Dunne, Carole Lombard, Katharine Hepburn, Claudette Colbert ou Ginger Rogers accomplissent des performances mémorables.
Gregory La Cava a tous les atouts pour réussir une carrière brillante. Il a débuté en fanfare au temps du muet comme gagman et dessinateur de cartoons. Il est lancé par une superstar, le comique W.C. Fields, qui lui transmet, au passage, sa passion pour l'alcool. Il est aussi à l'aise dans le drame que dans la comédie. Mais il a aussi un don inné, contrairement à Capra, pour gâcher sa vie.
Son caractère intransigeant, son mépris des Studios et des producteurs lui valent beaucoup d'ennemis. Et dès que le succès lui échappe, on ne lui pardonne plus rien. L'alcoolisme aidant, il devient aussi incontrôlable que les personnages de ses films. Sur le tournage de Primrose Path (1940), il disparaît pendant quatre jours. Lorsqu'on le retrouve, par hasard, dans la rue, il est en train de vendre des hot dogs ! L'histoire d'un grand metteur en scène devenu vendeur de hot dogs, ça ne vous dit rien ? Ç'aurait pu être un film, triste et loufoque, de Gregory La Cava.
Philippe Piazzo
La revue Positif a consacré un important dossier à Gregory La Cava dans son numéro d'avril 1997.