On peut s'interroger sur le rôle de chacun, si l'un était plutôt scénariste, l'autre plutôt metteur en images et vice-versa ; interrogation sans objet, l'essentiel résidant dans l'intérêt de leur production commune. Un intérêt véritable, même si leur œuvre est quasi inconnue ici, ayant été, durant toutes les années 60, uniquement visible dans le réseau des ciné-clubs de la Fédération Jean-Vigo.
Ils font tous les deux partie d'une génération encore plus ancienne que celle de Jasny ou Vlacil, puisqu'ils sont nés dans les années 10 et qu'ils ont vécu en adultes la Seconde Guerre mondiale – Elmar Klos avait même débuté en cinéma dès 1937, Ján Kadár ne tournant son premier film qu'en 1945.
Ils ont donc connu de près le cinéma très "dirigé" des années 50, lorsque le réalisme socialiste imposait ses règles. Leur première œuvre commune, Unos, se situait d'ailleurs tout à fait dans la ligne de la "guerre froide" – un avion à destination de Prague était détourné par la CIA pour capturer un ingénieur porteur de plans secrets -, et n'a d'intérêt aujourd'hui que comme un symptôme d'époque, tel qu'il apparut lors de sa projection au festival de Berlin 1991, près de quarante ans après sa réalisation.
Ils resteront dans l'histoire du cinéma tchèque pour leur trilogie, filmée en moins de trois ans, La mort s'appelle Engelchen (1963), L'Accusé (1964), Le Miroir aux alouettes (également titré La Boutique de la grand-rue, 1965), qui, à la différence de la plupart des films tournés ces mêmes années, renvoient au passé, la guerre pour Engelchen et Le Miroir, les années staliniennes pour L'Accusé.
Le premier, adapté du roman de Ladislav Miacko, prend pour cadre la guérilla menée en 1944 dans les montagnes de Slovaquie et les lendemains de la Libération. Mais au-delà de la célébration de la Résistance, thème souvent abordé dans le cinéma des démocraties populaires, c'est la réflexion sur l'héroïsme, sur les contradictions entre les idéaux libérateurs et les violences qu'ils impliquent, sur les questions posées par un monde à rebâtir, sur la vengeance nécessaire, qui intéressent Kadár & Klos. Le film est noir, rude, sans concessions (et manqua de peu le Grand Prix au Festival de Moscou 1963).
L'Accusé est une grande œuvre qui préfigure l'examen critique de la période précédente et de ses pratiques bureaucratiques. L'accusé du titre est un ingénieur responsable de la construction d'une centrale thermique, qui, pour l'achever dans les délais imposés par le plan, a offert aux ouvriers du chantier des primes, chose interdite, quoique pratiquée clandestinement.
Même si la centrale a été livrée à temps, il est coupable d'avoir enfreint la loi et sera condamné à trois mois de prison, peine symbolique qu'il refusera en faisant appel. Le film, reposant sur une semi-improvisation (les acteurs ne connaissaient pas les questions que leur posait le tribunal), est une sorte de Douze hommes en colère, aussi puissant que l'original. La fermeture d'esprit du système y est dénoncée sans détours, ainsi que l'exigence de vérité, attitude d'autant plus méritoire qu'à cette date, le système, quoique moins rigide, était encore en place. Le Globe de cristal au festival de Karlovy-Vary 1964 offrit à Kadár & Klos une notoriété certaine qu'allait confirmer leur film suivant.
Dans Le Miroir aux alouettes, situé sous l'Occupation, le héros est promu "gérant aryen" d'une mercerie, boutique sans stock ni clients, dont la propriétaire, vieille dame hors du temps, ne vit que grâce au soutien de la communauté juive de la ville.
Lorsqu'arrive l'heure de la déportation, il cache celle qui est devenue son amie dans un placard, où il la retrouvera morte. Devant cette découverte, il se suicide. On parla, lors de la présentation du film à Cannes 1965, de fin mélodramatique. En réalité, il s'agissait d'une fin morale : le héros ne pouvant accepter l'idée de sa responsabilité préférait en finir de façon digne. Servi par deux acteurs extraordinaires, Jozef Kroner et Ida Kaminska (tous les deux "mention spéciale" du jury cannois), Le Miroir aux alouettes récolta un monceau de récompenses, dont l'Oscar du meilleur film étranger.
Mais cette accession au sommet fut en même temps un chant du cygne. Le tournage de leur film suivant, commencé en 1968, fut suspendu après la reprise en main par le nouveau régime et, bien que le générique porte les deux signatures, Adrift (titre lors de la sortie française en 1973) fut terminé par le seul Kadár, réfugié aux États-Unis.
Tourné sur les bords du Danube, hors de toute réalité autre que poétique, le film surprit et ne trouva guère d'audience. Installé à Los Angeles, Kadár ne réalisa ensuite que The Angel Levine (1970, avec Harry Belafonte) et Lies My Father Told Me (1975), avant son décès prématuré à 61 ans.
De son côté, Elmar Klos, demeuré en Tchécoslovaquie, ne connut aucune occasion de tourner avant un ultime Bison (1989), dont on ne sait rien. Malgré cette triste fin, séquelle de la normalisation, restent de cette association trois films qui n'ont rien perdu de leur force et de leur actualité.
Lucien Logette
Jan Kadár (1er avril 1918, à Budapest – 1er juin 1979, Los Angeles)
Elmar Klos (26 janvier 1910, à Brno – 31 juillet 1993, Prague)