C'est le plus bel exemple de carrière brisée par le système. Né le 12 juillet 1936, à Prague, décédé le 18 mars 2016, il est également, sans doute, parmi les cinéastes de la Nouvelle Vague tchèque, le moins connu, puisqu'aucun de ses films n'a été distribué normalement en France, hors du circuit des ciné-clubs de la Fédération Jean-Vigo au milieu des années 60...
Ses trois premiers films avaient connu une reconnaissance internationale, jusqu'à la sélection cannoise en 1968. À la différence de Forman et de Passer, alors à l'étranger et qui ne retournèrent pas au pays, Nemec revint à Prague où il ne retrouva jamais, après la "normalisation", ni l'inspiration qui l'animait ni la place qui lui était due.
S'il participe au film collectif-manifeste Les Petites Perles au fond de l'eau, il a déjà, à la différence des cosignataires Chytilova, Jires, Schorm et Menzel, réalisé un long métrage, Les Diamants de la nuit, en forme de coup d'éclat, puisqu'il remporte, après le Grand Prix du Festival de Mannheim en 1964, le prix de la critique internationale à Pesaro en 1965.
Sans jouer sur les mots, l'œuvre apparaît comme un diamant noir, sans lien aucun avec les comédies douces-amères qui se tournent au même moment ou se tourneront : deux déportés s'échappent d'un train de la mort et courent à travers la forêt avant d'être pris en chasse, et capturés, par un groupe de vieillards.
Le film est court, à peine plus d'une heure, presque muet – mais avec une bande sonore extrêmement travaillée -, entrecoupé de flashback, souvenirs ou plan rêvés, dans un montage qui doit tout à Resnais. La maîtrise est étonnante (Nemec est sorti de l'école de cinéma quatre ans plus tôt et n'a réalisé qu'un court métrage), multipliant travellings acrobatiques (la longue séquence initiale, qui suit les deux hommes au plus près, au milieu des arbres et des fourrés) et plans figés (la ville de Prague, aussi fortement présente que Nevers dans Hiroshima mon amour).
Quoique précisément située (1944, les nazis occupent la Tchécoslovaquie, les vieillards assassins sont habillés en Bavarois) l'intrigue a une dimension métaphysique évidente qui ne pèse jamais sur la narration : oui, la jeunesse est traquée par l'ordre ancien, oui, la lutte pour la survie est nécessaire – mais le film, s'il tient à la fois de Kafka, de La Chasse du comte Zaroff et de L'Année dernière à Marienbad, n'est en rien un catalogue de symboles.
Il est d'abord un magnifique spectacle, dans un noir & blanc magnifiée par la photo de Jaroslav Kucera, le chef-opérateur de tous les grands films tchèques de la décennie. Les distributeurs français s'en méfièrent, car la mode était alors à Forman, récemment découvert et beaucoup plus acceptable : le nouveau cinéma tchèque était désormais identifié à des comédies d'humour gris, pas à cette course déesepérée vers la mort – en revanche, Les Diamants firent un tabac dans les ciné-clubs lycéens du temps.
Deux ans plus tard, La Fête et les invités montra que ce premier film n'était pas un accident et que Nemec était un cinéaste de première importance. La tonalité de cette parabole, rencontre hasardeuse dans une forêt (encore) d'un groupe d'amis en pique-nique et d'une bande d'abord hostile, puis amicale, qui les convie à un banquet champêtre terminé par une chasse à l'homme était plus directement inspirée de Kafka (dont Nemec tenta vainement d'adapter La Métamorphose).
Absurdité générale des situations, malaise permanent, inquiétude latente et violence toujours prête à éclater, le tableau était complet, qui commençait par Une partie de campagne et s'achevait, de nouveau, par une chasse zaroffienne. La dimension politique – alignement devant le chef, perte du libre-arbitre, nécessité de briser la règle, transformation des invidus en moutons – était suffisamment critique, deux ans avant le printemps de Prague, pour que La Fête devienne la cible de la censure et un film maudit qui ne réapparaîtra, fugitivement, que deux ans plus tard, au festival de Cannes.
Quoiqu'il en soit, Nemec tourne immédiatement son troisième film, Les Martyrs de l'amour, moins sujet à subir les foudres des censeurs, puisqu'il s'agit de trois histoires entremêlées, à la lisière du fantastique, dont les héros vivent (ou rêvent ?) leurs aventures, avant de se retrouver dans le plan final, montant côte à côte une rue sans fin.
Le film manifeste la même beauté formelle que les précédents, cette maîtrise visuelle qui fit accuser son auteur de "formalisme" (ce qui aurait pu qualifier les films de Vera Chytilova, mais pas les siens).
La retour à l'ordre qui suivit août 1968 fut fatal à Jan Nemec. Il lui fallut attendre sept ans avant de pouvoir tourner une coproduction avec l'Allemagne, Le Décolleté dans le dos, dont on ne sait rien, puis de nouveau quinze ans avant de retrouver une activité.
Activité réduite, puisqu'elle se résume à cinq titres entre 1990 et 2009, titres qui n'ont pas franchi les frontières de son pays – on serait curieux pourtant de découvrir la biographie qu'il signa en 2005 de la peintre surréaliste tchèque Toyen. Nemec reste l'homme de trois films rares, certainement les plus insolites et les plus pérennes d'une décennie enchantée.
Lucien Logette