Ils ne furent pas très nombreux, les cinéastes qui, menacés par la commission McCarthy des activités anti-américaines, choisirent l'exil plutôt que la dénonciation de leurs collègues. Il n'y eut guère, outre Jules Dassin, que Joseph Losey, et parmi les étoiles moins brillantes, John Berry et Cy Endfield. Car partir n'est jamais simple, même pour échapper à la prison : quitter, à 40 ans, son pays de naissance sans assurance de pouvoir continuer à tourner dans un pays d'accueil, est une aventure difficile.
Losey travailla six ans sous pseudonymes, la carrière française de Berry ne fut qu'insignifiance, Dassin demeura cinq années sans retrouver sa place derrière la caméra. Et si sa reconnaissance publique fut plus affirmée après son installation en Europe que pendant ses dix premières années d'activité, il faut cependant admettre que s'il a laissé sa trace dans l'histoire du cinéma, c'est surtout grâce aux quelques titres qu'il a signés aux USA – Les Démons de la liberté face à Phaedra, le choix est vite fait.
Le parcours de Dassin est semblable à celui de Kazan : issus tous deux de parents immigrés, ils adhèrent au Parti communiste au début des années 30 et le quittent avant la fin de la décennie, commencent par la mise en scène de théâtre et passent au cinéma dans les années 40.
La similitude s'arrête là : Kazan choisit de collaborer avec la commission afin de continuer sa carrière, Dassin, dénoncé par Edward Dmytryk, s'enfuit en 1949 avant d'être emprisonné. Il avait jusque-là accompli un parcours sans faute dans le cadre hollywoodien, passant de la MGM à la Fox via Universal, signant une bonne poignée de films de série, sacrifiant au film antinazi de circonstance en 1942, avec Nazi Agent et Reunion in France, ou à la comédie loufoque, avec The Affairs of Martha (1942) ou Young Ideas (1943). Avec, à chaque fois, des acteurs importants, Conrad Veidt, John Wayne et Joan Crawford, Mary Astor et Herbert Marshall.
Films solides et efficaces, sans traces trop marquées de personnalité, comme les studios l'exigeaient à l'époque. Il réussit même dans la comédie fantastique, en réalisant, d'après Oscar Wilde, un Canterville Ghost (1944) tout à fait remarquable, opposant un Charles Laughton en fantôme à une délicieuse Margaret O'Brien, lady de 7 ans, qui parvient à apprivoiser ce revenant grognon vieux de trois siècles. Mais rien jusque-là, et pas non plus Two Smart People (1946), policier traditionnel avec Lucille Ball, ne dépassait le niveau moyen des réalisateurs honnêtes du temps. En tout cas, rien qui laisse prévoir le choc de Brute Force/Les Démons de la liberté, qu'il tourne en 1947.
Est-ce dû au changement de studio, Universal étant mieux adapté que la Metro pour traiter un tel sujet ? Est-ce dû au producteur, Mark Hellinger, assurément l'un des plus mémorables dans sa catégorie, sans qui le film noir n'aurait pas tout à fait été ce qu'il fut ? Est-ce dû à Richard Brooks, pas encore cinéaste mais déjà scénariste talentueux ? En tout cas, le résultat est impressionnant.
Burt Lancaster, pour sa seconde apparition après Les Tueurs de Siodmak, explose littéralement en prisonnier rebelle et la cohorte de seconds couteaux, matons ou détenus, rassemble ce qui se faisait de mieux dans le genre, Charles Bickford, Sam Levene, Jeff Corey, Jay C. Flippen, avec, au sommet, Hume Cronyn, en gardien-chef sadique, dans le rôle de sa vie.
Le "film de prison" avait connu quelques grands titres depuis Big House (1930) - À chaque aube, je meurs de William Keighley (1939, avec James Cagney), par exemple -, mais Brute Force en constitue un des sommets, années 30, 40 et 50 réunies. Changeant de genre sans quitter la catégorie, Dassin enchaîne immédiatement avec The Naked City/La Cité sans voiles (1948), toujours pour Mark Hellinger, sur un scénario d'Albert Maltz, lui aussi future victime de McCarthy.
Dassin n'invente pas le film policier, mais il réalise le premier (faux) documentaire sur le travail policier, avant les héros du 87e District d'Ed McBain. Tourné dans les rues de New York, montrant de façon non-héroïque le déroulement d'une enquête basique, menée par un flic normal, sans panache (Barry Fitzgerald), La Cité sans voiles, récompensé par deux Oscars, constitua une découverte pour le public de 1948, et inaugura un genre destiné à de multiples illustrations, le police procedural. Henri Hathaway tourna aussitôt Appelez Nord 777/Call North 777, avec James Stewart, dans les même conditions de direct et le genre n'a pas quitté les écrans depuis.
Plutôt que de profiter du succès en chantant de nouveau les mystères new-yorkais, Dassin retraverse les États-Unis, pour jeter un même regard sans apprêts sur San Francisco, à partir d'un roman de l'excellent A.I. Bezzerides, autre scénariste de gauche. Thieves Highway (1949), rebaptisé en France Les Bas-fonds de Frisco, alors qu'il n'y est pas question des bas-fonds, mais de l'organisation crapuleuse du marché aux fruits de la ville, est réalisé selon la même méthode d'utilisation du plein air et du direct, comme un documentaire sur les Halles locales. Sous les dehors du "film noir", Dassin dénonce la corruption du système, une corruption qui va bien au-delà du seul approvisionnement alimentaire. La commission qui allait le condamner bientôt avait raison de voir en lui un mauvais esprit.
Fuyant la menace d'emprisonnement, il passe, en 1949, en Angleterre, où il tourne pour la Fox Night and the City/Les Forbans de la nuit, d'après le superbe roman de Gerald Kersh. Dassin trancende le point de vue documentaire et débouche sur un voyage au bout de la nuit londonienne, dans laquelle se débattent Robert Mitchum et Gene Tierney, sans doute deux des héros les plus lyriques du film noir, toutes époques confondues.
Le film fut interdit de sortie aux États-Unis, comme tous ceux dus à des blacklistés. Il demeure le sommet, inapproché ensuite, de la carrière de son auteur.
Dassin avait signé onze films en huit ans. Il doit alors s'arrêter, incapable de trouver un producteur anglo-saxon (au même moment, Losey ne peut tourner que sous des noms d'emprunt, Walton ou Hanbury) et ce n'est qu'en France qu'il trouvera asile et travail, cinq ans après Les Forbans. La Série Noire à l'écran, via Peter Cheyney et Eddie Constantine, était alors à la mode et on lui confie l'adaptation du fameux roman d'Auguste Le Breton, Du rififi chez les hommes.
Rarement un film réalisé par un "transplanté" a aussi bien capté la tonalité et la respiration de Paris (là où John Berry échouera avec Ça va barder et Je suis un sentimental) et Jean Servais trouve avec Tony le Stéphanois le personnage le plus fort de sa longue carrière. La technique impeccable de Dassin impressionne le public français, et les vingt minutes muettes de la séquence du cambriolage au parapluie restent anthologiques.
Le prix de la mise en scène décerné par le jury cannois en 1955 ne pouvait être mieux attribué. Dassin atteint, avec Du rififi et son prix à Cannes, une reconnaissance que ses films américains ne lui avaient pas obtenue. Il peut tourner des coproductions internationales, en Grèce (Celui qui doit mourir, 1957, d'après Nikos Kazantzakis), en Italie (La Loi, 1958, d'après Roger Vailland), en Grèce de nouveau (Jamais le dimanche, 1960, Phaedra, 1962, d'après Euripide), en Turquie (Topkapi, 1964, d'après Eric Ambler), en Espagne (Dix heures et demie du soir en été, 1966, d'après Marguerite Duras).
En six ans, six films, auxquels on ne peut reprocher que d'être, justement, irréprochables. Des sujets adaptés de grands auteurs, tournés avec des vedettes de haut niveau (successivement Yves Montand, Marcello Mastroianni, Gina Lollobrigida, Melina Mercouri – rencontrée en 1954, épousée en 1966 -, Anthony Perkins, Peter Ustinov, Romy Schneider), obtenant des succès publics mérités : rien à redire.
Mais on peut regretter la petite musique personnelle des films anciens, la vibration des rapports Richard Conte-Valentina Cortese des Bas-fonds, la mort de Gregorius- le-lutteur dans Les Forbans, ou celle de Jean Servais au petit jour dans Du rififi, toutes ces scènes difficilement oubliables qui faisaient le prix de ses "petits" films. Dassin était devenu un réalisateur prestigieux, ce qui est rarement la meilleure chose qui puisse arriver à un cinéaste.
Mais rien n'est jamais joué. Vinst ans après, les anathèmes anciens apaisés, il choisit de revenir aux USA, pour un film qui n'a rien à voir avec sa nouvelle inspiration : un remake du Mouchard de John Ford, interprété par des Noirs. Uptight (1968) manifeste, de la part d'un réalisateur si fêté, un retour vers la fraîcheur, une nouvelle jeunesse (pour continuer le parallèle, l'équivalent de Boesman and Lena (1999) pour John Berry).
Le film, sans stars, trop différent de ce que le public attend de Dassin, est peu vu – il ne semble même pas être sorti ici. Mais il inaugure l'ultime période de son auteur, celle où n'ayant plus rien à prouver, il ne tourne que selon son désir : si La Promesse de l'aube (1970) est adaptée de Romain Gary, le générique est humble, rassemblant, outre Melina Mercouri, des acteurs français de petite renommée, Didier Haudepin, Jean Martin et autre Maria Machado.
Dans The Reherseal (1974, toujours inédit), il réunit ses amis, Olympia Dukakis, Mikis Theodorakis, Laurence Olivier, Arthur Miller, pour reconstituer la révolte des étudiants d'Athènes sous la dictature des colonels. Revenu en Grèce, il signe A Dream of Passion (1978), toujours avec Melina, adaptation à petit budget de la Médée d'Euripide. Le film, malgré sa présentation à Cannes, restera inédit en France. Tout comme Circle of Two (1980), quoique interprété par Richard Burton et Tatum O'Neal.
Dassin, à 70 ans, prend sa retraite, tandis que son épouse, députée socialiste depuis 1978, entre au gouvernement grec et devient ministre de la Culture. La boucle est bouclée : depuis The Tell-Tale Heart/Le Cœur révélateur, d'après Edgar Poe, son court métrage artisanal de 1941, jusqu'à son son dernier film confidentiel, Jules Dassin a dessiné une trajectoire remarquable, satisfaisant à la fois le tout petit nombre et le très grand public ; et sa tétralogie noire demeure un ensemble rare qui vient clore magnifiquement les années 40.
Lucien Logette