Né le 25 avril 1929 à Banska Bystrica, Tchécoslovaquie, Peter Solan possède une particularité remarquable : c'est un presque parfait inconnu. La plus récente édition (2011) du Larousse du cinéma mondial l'ignore, à l'exception de la seule mention de son nom dans l'histoire générale du cinéma tchécoslovaque...
Aucun de ses films n'a jamais atteint les écrans français, et très peu les écrans étrangers – et encore, seulement ceux des pays limitrophes, Hongrie et Allemagne. Une seule sélection en festival, pour Le Boxeur et la mort, à San Francisco et Cork en 1963. On se trouve là devant un cas curieux, puisqu'il ne s'agit pas de l'homme d'un seul film : selon ses (rares) filmographies, il est crédité d'entre 19 et 25 films et téléfilms, entre 1954 et 1985.
Trente années de réalisation signifient forcément un gage de qualité et de succès au plan national, sinon il n'aurait pu exercer longtemps son activité dans une cinématographie étatisée. Il semble avoir pris sa retraite encore jeune (56 ans), à la différence d'autres cinéastes de son pays, presque ses contemporains, comme Juraj Jakubisco, né en 1938, ou Juraj Herz, né en 1934, qui tournent encore.
Même s'il a travaillé pendant une période où la Tchécoslovaquie était un tout, Solan fait partie de l'"école slovaque". Bien qu'il soit sorti, comme tous les cinéastes importants, de l'école de la FAMU de Prague, il a tourné en Slovaquie et a enseigné à l'Académie du Cinéma de Bratislava. À la différence de ses compatriotes, Stefan Uher, Dusan Hanak, Jakubisco, Herz et Martin Sulik, le plus récemment apparu, il n'a pas pu profiter du passage de son pays à l'indépendance, puisqu'il avait rangé sa caméra avant – ni, par conséquent, participé à l'effondrement quantitatif de la production nationale. On sait que l'iceberg ne fait flotter au-dessus des eaux que 10% de sa masse. La filmographie de Peter Solan ressemble pour nous à un iceberg encore plus dissimulé : un seul film connu sur vingt-cinq, c'est-à-dire 4% de sa production. À la vision du Boxeur et la mort, on ne peut que le regretter : il est impossible de croire que parmi les vingt-quatre autres, il n'existe pas des pépites du même ordre.
Il entame, en 1948, des études de médecine, vite interrompues et remplacées par des études de cinéma : il entre à la Famu en 1949, en sort trois ans plus tard, revient en Slovaquie et commence à tourner en mars 1953 au Studio du film documentaire de Bratislava (précisément le jour de la mort de Staline, ainsi qu'il le raconte). Après quelques courts métrages documentaires, il passe à la fiction et signe, entre autres, un film policier, L'Homme sans retour (Muz, ktory sa nevratil), à un moment (1959) où le genre n'était pas très fréquenté dans le cinéma des démocraties populaires. Surtout, il avait auparavant, en 1958, écrit et déposé un scénario d'après une nouvelle du romancier polonais Jozef Hen, scénario refusé par les censeurs tchèques pour "apologie du fascisme". Ce n'est qu'en 1961 qu'il obtient l'autorisation de tourner Le Boxeur et la mort, tournage compliqué, à cause des acteurs étrangers (les nazis sont interprétés par des Allemands) et d'une météo trop clémente – un camp de concentration ensoleillé perd de sa crédibilité…
À l'époque du projet, si les films sur les camps de prisonniers, de Stalag 17 de Wilder à Eroïca de Munk étaient déjà nombreux, les films évoquant des camps de concentration se comptaient sur les doigts d'une demi-main : excepté La Dernière Étape, tourné dès 1947 à Auschwitz même par la Polonaise Wanda Jakubowska qui en était revenue (c'est d'ailleurs elle qui devait, à l'origine, superviser le film de Solan) et Nuit et Brouillard de Resnais (1955), pas d'autres titres à relever. Lorsque Le Boxeur… fut présenté, en 1962, il y avait eu successivement Kapo (Gillo Pontecorvo, 1960), J'ai survécu à ma mort (Prezil jsem svou smert) (Vojtech Jasny, 1960) et L'Enclos d'Armand Gatti (1961).
Au lieu de précéder le courant, on pouvait reprocher au film de le suivre. Mais ses qualités remarquables l'ont préservé – il a bien mieux vieilli que celui de Pontecorvo et même que celui de Gatti –, qui en font une des plus justes récréations d'un camp de la mort : tout se joue sur l'ellipse ou l'allusion, l'extermination, par exemple, se réduisant à une fumée noire sortant régulièrement d'une cheminée…
On conçoit que les censeurs de 1958 aient été refroidis par la volonté de présenter un directeur de camp de façon non-caricaturale, à la fois comme un salaud ordinaire et comme un sportif affichant son fair-play (même si celui-ci n'est qu'une façade, vite effondrée après sa défaite). Plus préoccupé par sa forme physique et son avenir de boxeur après la guerre que par le bon fonctionnement du camp, qu'il laisse aux mains de son adjoint sadique, personnage las, surprotégé par son épouse, sans haine véritable mais sans émotion, aussi mou qu'impitoyable, le portrait est tout en ambiguïté. Tout comme celui du prisonnier que sa pratique ancienne de la boxe sauve de l'exécution, pas vraiment un héros positif, mais un solitaire attaché à sa survie, qui choisit à la fin de quitter le camp en sachant, même si on l'assure du contraire, que son départ causera la mort de quarante de ses compagnons. Pas de leçon de morale à tirer du Boxeur.
C'e n'est pas seulement ce refus du schématisme et des clichés – les bons et les méchants – qui garde au film un tel intérêt, après cinquante ans. C'est surtout sa construction, la justesse de l'évolution psychologique des protagonistes, le souci d'éviter le pathos – la mort du "grand-père" et son "effacement" est un modèle -, la beauté d'un noir & blanc comme on ne peut plus en fabriquer. Solan a atteint là ce que ni Pontecorvo dans son film trop net (même si Kapo vaut bien mieux que sa réputation entachée par les attaques délirantes d'un certain critique d'époque), ni Gatti dans L'Enclos, par excès d'austérité démonstrative, n'avaient vraiment pu atteindre : la vraisemblance et la crédibilité.
D'après le peu que l'on sache à son sujet, Solan aurait été une des victimes de la "normalisation" d'après 1968 et le printemps tchèque, contraint de travailler ensuite pour la télévision. Il reste néanmoins curieux qu'aucun des trois films qu'il a réalisé entre 1962 et 1968 n'ait franchi les frontières, alors que ceux de ses compatriotes Menzel, Kadar & Klos, Jasny, entre dix autres, à défaut d'une exploitation normale, figuraient dans les catalogues des fédérations de ciné-clubs. C'est là une question désormais sans réponse, qui permet au moins d'apprécier Le Boxeur et la mort comme un plaisant météore et son auteur comme un mystère.
Lucien Logette