Il eut immédiatement une chance, celle d'être le fils de son père, et en même temps le handicap d'avoir à prouver qu'il n'était pas seulement fils de. Car celui-ci, Tristan Bernard, était une des personnalités les plus en vue de la Belle Époque et d'après, patron de journal, propriétaire de théâtre, auteur de pièces et de romans inventifs et d'un humour étonnant, qui en firent un des rois de Paris. Sarah Bernhardt, une amie de la maison, fait monter Raymond sur scène pour Jeanne Doré, puis pour son adaptation cinématographique en 1915.
Gaumont demandant à Tristan d'écrire quelques scénarios, Raymond va devenir l'assistant de Jacques Feyder qui les réalise. Le train est lancé : en 1917, avec Le Ravin sans fond, Raymond signe son premier film et, les cinq années suivantes, en tournera neuf autres, toujours sur des sujets paternels. On en connaît deux, Le Petit Café (1919), avec Max Linder - un des rares films que celui-ci n'a pas réalisés – et Le Costaud des Épinettes (1922), deux bons exemples de comique de bonne compagnie.
Raymond Bernard semblait bien parti pour être un bon artisan du cinéma hexagonal, comme il y en avait déjà beaucoup. Rien ne laissait penser qu'il franchirait en une seule foulée le fossé qui lui permettrait d'atteindre le peloton de tête et de signer un des films français les plus mémorables de la période muette.
Ce qui fut le cas en 1924 avec Le Miracle des loups : Louis XI contre Charles le Téméraire, Jeanne Hachette, le siège de Beauvais, la cité de Carcassonne, des décors géants conçus par Mallet-Stevens, des milliers de figurants, un tournage épique. Et surtout le miracle des loups, la meute protégeant l'héroïne et attaquant ses poursuivants, réalisé sans effets spéciaux et toujours aussi remarquable presque un siècle après – en tout cas beaucoup plus frappant que dans le remake réalisé par André Hunebelle en 1961. Le film, qualifié par certains de Naissance d'une nation à la française, eut droit à une présentation solennelle à l'Opéra. Pour une fois, la reconnaissance officielle était justifiée : le film était superbe et le demeure, dépourvu des rides de bon nombre de films contemporains.
Le drame historique lui ayant réussi, Raymond Bernard enchaîne avec Le Joueur d'échecs (1926), confrontation entre Catherine de Russie et le baron von Kempelen, inventeur d'un automate imbattable sur l'échiquier. Même faste, même ampleur de décors (le Palais d'Hiver rebâti à Joinville), même justesse dans la reconstitution, même défilé d'acteurs – Charles Dullin, Louis XI dans le précédent, Pierre Blanchar, Edith Jehanne -, même maîtrise des mouvements de caméra, jamais gratuits. Comme Le Miracle des loups, Le Joueur d'échecs eut droit à un remake, dix ans plus tard, signé Jean Dréville, sans commune mesure avec l'original.
1929 : Bernard commence le tournage du dernier volet de sa trilogie historique, Tarakanova. De nouveau Catherine II, avec une histoire de sosie d'une prétendante au trône. L'argument a peu d'importance, face à la qualité de la reconstitution de la Russie du temps, à la beauté des décors, au jeu d'Édith Jehanne, superbe actrice oubliée, à la tension narrative entretenue jusqu'à la mort de l'héroïne. Le film clôt en beauté la décennie, mais malheureusement ne sort qu'en juin 1930, alors que les spectateurs ne pensent déjà plus qu'au parlant ; malgré les ajouts sonores, Tarakanova ne connut pas le succès qu'il méritait.
En trois films, le réalisateur s'était imposé. Mais une autre aventure commence : s'adapter aux nouvelles contraintes d'un tournage parlant. Faubourg Montmartre (1931) va lui servir de galop d'essai ; le roman d'Henri Duvernois date un peu et Bernard va le tirer du côté d'un réalisme pas encore très répandu, celui de la petite pègre des voyous et des prostituées parisiens – atmosphère, atmosphère… René Clair l'a fait, Duvivier va le faire, Bernard ne le fera plus. On y croise Gaby Morlay et Florelle, Charles Vanel et Antonin Artaud - ces deux derniers vont se retrouver rapidement.
En effet, la même année 1931, Bernard tourne Les Croix de bois, sur une adaptation par Dorgelès lui-même de son prix Femina 1919, et Vanel et Artaud seront de la partie, avec Pierre Blanchar et Gabriel Gabrio, inoubliable galerie de poilus pataugeant dans la boue des tranchées. Filmant sur les lieux mêmes des combats, prenant comme figurants d'anciens soldats, Bernard donne à son œuvre une authenticité extraordinaire, toujours sensible quatre-vingts ans et plus après.
Si À l'Ouest rien de nouveau (Milestone, 1930) et Quatre de l'infanterie (Pabst, 1930) ont vieilli, ce n'est pas le cas des Croix de bois, dont l'impact demeure aussi puissant, sans doute à cause de son refus du manichéisme : treize ans après la guerre, le pacifisme prend le pas sur le patriotisme, les combattants ennemis étant plongés dans le même enfer. Le film eut le succès que l'on sait et pas seulement auprès des survivants ; depuis 1945, la Télévision française l'a présenté plusieurs fois pour célébrer le 11 novembre.
Producteur des Croix de bois, Bernard Natan, devant la réussite de Bernard, lui confie, dans la foulée, un projet encore plus large : l'adaptation des Misérables. Ce ne sera ni la première, ni la dernière (on compte, entre 1906 et 2013, 120 adaptations du roman de Hugo). Mais, assurément, une des plus fortes. La plus longue également, cinq heures – presque autant que les 320 minutes de celle d'Henri Fescourt (1925). La plus fidèle au livre, peu d'événements ayant été gommés. Visuellement accomplie, grâce aux décors de Jean Perrier (la reconstitution du faubourg St-Denis et des barricades est un chef-d'œuvre) et à la photo de Jules Kruger. Magnifiquement interprétée, Harry Baur (Valjean) et Charles Vanel (Javert) en tête – seul le duo Gabin-Blier de la version de Jean-Paul Le Chanois (1957) les approchera.
Avec un sens du tempo remarquable (qui n'existe pas dans le roman, où les moments importants sont noyés) qui tient en haleine durant les trois épisodes. Pendant longtemps (et peut-être encore maintenant), la trilogie de Bernard représenta l'archétype des Misérables, celui que chaque nouvelle approche cherchait à dépasser. C'est l'apogée d'une certaine forme du cinéma français de prestige – il faudra attendre Les Enfants du paradis pour trouver l'équivalent.
Après un tel sommet, on comprend mal que Bernard s'attaque ensuite à Alphonse Daudet. Et, malgré les dialogues de Marcel Pagnol et les mêmes collaborateurs artistiques, Tartarin de Tarascon (1934) ne décolle pas. Sans surprise, Raimu fait du Raimu, le rôle s'y prêtant, et la couleur locale ne suffit pas à donner quelque intérêt à l'affaire. Le cinéaste, sans doute fatigué des grands projets, fait une pause : il reprend, sous le titre Amants et voleurs, la pièce de son père Le Costaud des Épinettes, déjà tournée en 1922. À quoi bon, pourrait-on dire, mais pourquoi pas ? La pièce était drôle, le film l'est gentiment, Pierre Blanchar et Michel Simon, Florelle et Arletty sont plaisants – mais rien là qui sorte de l'ordinaire des bonnes comédies à acteurs des années 30, comme si Bernard se contentait d'assurer le spectacle du samedi soir.
Il retrouve plus d'ambition pour son film suivant, Anne-Marie (1936), sur un scénario original de Saint-Exupéry. Film d'aviation, évidemment, mais bien avant Le ciel est à vous, c'est une aviatrice qui en est l'héroïne, Annabella et ses cinq courtisans pilotes. L'amour, certes, mais aussi la solidarité et c'est la mythologie des pionniers de l'Aéropostale qui se met en place : le film, en même temps que L'Équipage d'Anatole Litvak, ouvre un sous-genre du cinéma français qui va fleurir une vingtaine d'années durant. S'il a un peu vieilli, Pierre Richard-Willm aidant, il n'en distille pas moins un parfum d'époque toujours sensible.
Mais nous sommes loin des Misérables. Sans exiger une veine épique constante, on peut s'étonner de voir ainsi le cinéaste piétiner dans un cinéma agréable, bien interprété, mais sans enjeux. Et ce n'est pas Le Coupable (1936), drame bourgeois adapté de François Coppée (déjà tourné en 1917 par Antoine) qui va remonter le lot. Non que le film soit négligeable, Pierre Blanchar, en procureur confronté à son fils en cour d'assises, est même convaincant. Mais la problématique datée donne au spectateur moderne l'impression de se trouver devant un précurseur d'André Cayatte.
Et que dire de Marthe Richard au service de la France, qui suit immédiatement (1937) ? L'exaltation de l'héroïsme patriotique de la sous-Mata Hari est difficile à supporter, d'autant qu'Edwige Feuillère semble s'y ennuyer. Mais il y a Erich von Stroheim, dans son premier film français, qui transfigure le film dès qu'il apparaît et inaugure les personnages ambigus et secrètement brisés sous leur raideur digne qui feront l'essentiel de sa fin de carrière. Il est magnifique, comme avant, comme après.
Le croisement Edwige Feuillère-Raymond Bernard s'étant bien passé, l'alliance se reforme pour J'étais une aventurière (1938), où, dans un numéro d'escroc de haut vol amoureuse d'un de ses pigeons, elle est parfaite. Si ce n'est pas du Lubitsch, c'en est proche – aussi proche qu'une comédie française peut l'être de son modèle hollywoodien. Il y a là un souvenir de Haute pègre, tout à fait assumé, et qui fonctionne de façon élégante. Le scénario était signé Jacques Companeez, ce qui explique son brio, mais Bernard a su le mettre en valeur de façon surprenante pour un cinéaste peu habitué au comique. Il est dommage qu'il n'y soit pas revenu avant dix ans.
Car Les Otages (1939), comme son titre l'indique, est un drame. Et s'il se passe pendant la guerre de 14, son argument – dans un village occupé par les Allemands, cinq habitants sont pris en otages à la mort d'un officier et attendent leur exécution – sonne comme un avertissement (le film sortira en avril 1939). La caractérisation des héros (le maire, le garde-champêtre, le coiffeur, etc.) est juste, la thématique (la nécessité d'une union face à l'ennemi, la peur mais la dignité) bien illustrée, sans démonstration. La critique ne fut pas tendre (François Vinneuil-Rebatet, toujours obsédé, y vit même "une incroyable muflerie d'Israël"), mais le temps a profité au film, lui donnant une coloration prémonitoire.
Rien de tel avec Cavalcade d'amour, le dernier film que Bernard tournera avant la guerre et qui ne sortira qu'en 1940 : trois sketches, signés Jean Anouilh, trois époques différentes, trois histoires d'amour contrarié, trois héroïnes (Simone Simon, Corinne Luchaire et Janine Darcey) retrouvant les mêmes acteurs, Claude Dauphin et Michel Simon. Est-ce dû à la période troublée ? Le film, ambitieux, tombe à plat et n'est intéressant aujourd'hui que par son défilé de comédiens.
Une étape s'achève. Les sommets qu'il avait atteints, Raymond Bernard ne les retrouvera plus, sans que l'on sache trop pour quelles raisons : Duvivier, Autant-Lara, Clair, entre dix autres, resteront à leur niveau d'avant-guerre. Bernard tournera dix films entre 1945 et 1957, dans lesquels bien peu de ce qui avait constitué sa griffe apparaît, comme si les cinq années de guerre, qu'en tant que juif, il avait vécues presque clandestinement (son père Tristan avait été arrêté en 1943), avait brisé son inspiration.
Tout n'est pas à rejeter cependant : Un ami viendra ce soir (1945) est un curieux film, un peu vieillot dans la facture, mais traversé d'éclairs étranges (et Michel Simon y est égal à lui-même) – et un des premiers à mettre en scène la Résistance. Adieu chérie (1946) est une comédie charmante et enlevée où Danielle Darrieux brille d'un bel éclat (on peut noter qu'il s'agit de la première apparition d'un chanteur débutant, Charles Aznavour).
Le seul problème est que ces films estimables auraient pu être faits par un autre cinéaste estimable et qu'on n'y reconnaît guère la personnalité d'un auteur, juste un savoir-faire. Trois ans plus tard, Maya (1949) accentue la perte : la mythologie portuaire, marins, prostituées, bas-fonds, amours impossibles et Destin malivole, s'y étale pleinement et on a l'impression de découvrir un film de 1936 – Fréhel semble sortir de Pépé le Moko. À l'argument obsolète renvoyant (mal) au réalisme poétique s'ajoute une mise en images datée et une interprétation (Viviane Romance, Dalio) bancale.
Après un tel intermède poussiéreux, on pouvait craindre le pire en voyant Bernard se tourner de nouveau vers le Moyen Âge. Crainte vaine : Le Jugement de Dieu (1950), s'il ne peut valoir Le Miracle des loups, est un grand film, mal jugé à l'époque et peu revu. En retrouvant les costumes du XVe siècle, le cinéaste retrouve sa maîtrise ancienne, le soin apporté aux décors, à la mise en espace de ses acteurs (et pourtant, Jean-Claude Pascal…), au rythme interne de la narration. Bernard Zimmer, le scénariste, avait écrit jadis La Kermesse héroïque et la référence, reconnue, n'est pas écrasante. Les critiques du temps y ont vu un livre d'images, ce qui est exact, sans y percevoir la beauté de l'ensemble, ce qui est dommage. Les films médiévaux made in France réussis sont trop rares pour que celui-ci soit oublié.
Ce que l'on peut faire avec les trois suivants, Le Cap de l'espérance (1951), La Dame aux camélias (1952) et La Belle de Cadix (1953), dans lesquels respectivement Edwige Feuillère, Micheline Presle et Luis Mariano se donnent bien du mal, en pure perte. Trois œuvres de commande, certes, mais pas excusables pour autant. En revanche, les trois films que Bernard va tourner entre 1954 et 1957 sont étonnamment plaisants, même si Truffaut va détester le premier, Les Fruits de l'été, comédie "moderne" avec Edwige Feuillère, toujours présente, mais surtout Etchika Choureau, dont la carrière fut, hélas, celle d'un météore. Ne réveillons pas de nouveau les mânes de Lubitsch, mais le film retrouve les accents de J'étais une aventurière. Bernard avait dû le sentir, puisque, dix-huit ans après, il enchaîne avec un remake de cet ancien succès, transposé dans les années 50, Le Septième Commandement. Toute l'équipe est nouvelle, évidemment, sauf Edwige Feuillère, fidèle au rôle, qu'elle assure avec une élégance étonnante, imperméable aux décennies écoulées.
On comprend que Truffaut ait rejeté ce cinéma qui lui semblait dépassé. Revus sans œillères, et sans vouloir imposer une réhabilitation, ces deux derniers films ne méritent pas le mépris dont ils furent l'objet. Et encore moins l'ultime Le Septième Ciel, comédie délicieuse, dans laquelle Bernard, sur un scénario d'André Lang, comme au temps des Misérables, retrouve Danielle Darrieux, entourée d'acteurs réjouissants, Paul Meurisse, Noël-Noël et Alberto Sordi. Sorti en 1958, l'année du Beau Serge et des Cousins, l'œuvre a pu paraître, sur le moment, d'un autre âge. Tant d'années après, le temps a joué son rôle et il n'est pas certain que les films les mieux conservés soient ceux de l'alors jeune réalisateur.
La carrière de Raymond Bernard s'achève là. Il ne quittera pas le milieu, s'occupant longtemps de la Société des Auteurs, égrenant ses souvenirs à la télévision, auprès d'Armand Panigel ou de Jean José Marchand. Traversant quarante années d'histoire du cinéma français, il fut un de ses grands artisans. Il est temps de s'en souvenir.
Lucien Logette