Le Désir (Touha) y décrocha cette année-là, avec les autres films tchèques présentés, le prix de la meilleure sélection, ce qui ne signifiait pas grand-chose quant à la qualité même de l'œuvre. Les quatre sketchs du film, par leurs sujets et leur mise en scène, témoignaient déjà que la tonalité changeait, que la vision de la société socialiste pouvait n'être pas univoque.
Son film suivant, Le Pèlerinage (ou selon les copies, La Procession) à la vierge (1961), fabliau acide, mettait en balance deux dogmatismes opposés, le religieux et le politique, sur fond de paysannerie, une paysannerie résistante à l'endoctrinement et au contrôle et qui contraignait, par astuce, les vérificateurs venus de la ville à processionner avec les villageois vers une très ancienne statue pour assister à un miracle possible. La peinture de chaque camp était également critique, elle combla les spectateurs tchèques (le film connut un gros succès) mais peu les spectateurs occidentaux, qui ne purent en profiter qu'à travers le réseaux des ciné-clubs.
Le même retard dans la distribution toucha Un jour, un chat (1963). Bien que récompensé par le Prix spécial du jury de Cannes cette année-là, le film dut attendre le succès des films de Forman pour trouver le chemin des salles françaises en 1967. La force du film, sa charge comique et politique, étaient donc fortement émoussées : pour le public, le cinéma tchèque se devait d'être gris et intimiste ; ce conte moderne en couleurs et en chansons n'était pas dans la ligne.
En réalité, le film l'était tout autant que les autres, dans la ligne qui consistait à porter sur la société du temps un regard neuf, et il allait même beaucoup plus loin que ceux de Menzel ou Passer découverts en même temps. Mais le recours à la forme codée du conte gentiment fantastique, l'aspect farcesque de la chronique avec sa sarabande de personnages comiques, l'apparatchik borné, l'instituteur amoureux, le tire-au-flanc obstiné, le concierge faux-jeton, les épisodes magiques et leur fantasmagorie enchantée, tout cela ne favorisait pas la prise au sérieux du film.
Pourtant, la mise en question des problèmes de la petite ville, l'autoritarisme stupide du représentant du pouvoir, l'hypocrisie et le suivisme de ses subordonnés, la mise à nu des comportements opérée dès que Mourek, le chat du titre, retirait ses lunettes magiques et donnait à chacun la couleur qu'il méritait - le jaune pour les traîtres, le bleu pour les menteurs, le rouge pour les amoureux -, rien n'était gratuit. Et le directeur d'école exigeant que l'on étudie les animaux empaillés plutôt qu'observer les vivants était bien représentatif d'une société bloquée. Le film commençe par "il était une fois" et s'achève, après la déroute des méchants, par "il faudrait qu'il soit une fois", pirouette prémonitoire en 1963.
Jasný ne trouva pas beaucoup plus d'ouverture avec sa Chronique morave, pourtant Prix de la mise en scène à Cannes 1969. Le regard posé sur la situation de la campagne et la manière dont avait été menée la collectivisation des terres, les illusions perdues et les espoirs trahis était-il trop perçant, aux yeux des sympathisants ?
Les critiques les plus rudes émanèrent des communistes fidèles ou de leurs compagnons de route occidentaux, à un moment où il convenait de croire encore au socialisme à visage humain. En tout cas, l'après-1969 fut fatal à la carrière de Jasný – au moins sur le plan national, car, expatrié, il signa ensuite une trentaine d'œuvres, essentiellement pour la télévision allemande, dont rien ne nous est parvenu.
Après une tentative de travailler aux États-Unis, à la fin des années 80, il revint en Tchécoslovaquie, pour tourner, avec son ami Miloš Forman, un documentaire sur l'écrivain Vaclav Havel, ancien opposant devenu président de la République, filmé à Prague, hors de tout décorum, au milieu de ses amis, acteurs et poètes.
Malgré son intérêt, Why Havel ?, bien que présenté à Cannes en 1991, ne connut pas plus l'exploitation chez nous que les films précédents, ni d'ailleurs que les quelques suivants ; Jasný semble avoir cessé de tourner depuis 2002. Après le décès d'Otakar Vavra, mort centenaire durant l'été 2011, c'est le plus ancien cinéaste tchèque encore vivant. On ne peut que regretter qu'une filmographie aussi longue – plus de cinquante ans – ne se résume qu'à quelques titres mémorables.
Lucien Logette