" Borom Sarret et La Noire de..., premiers films importants de Sembène Ousmane font un peu figure d'exceptions dans son œuvre. D'abord parce qu'on y parle encore en français (alors que les films suivants s'exprimeront en ouolof ou en diola). Ensuite parce qu'ils utilisent tous deux le même procédé : le monologue intérieur, perçu en voix off, d'un personnage principal qui nous fait prendre conscience de la situation d'oppression qui l'entoure, sans que lui-même s'en rende compte véritablement. Enfin parce que, grâce en partie à ce procédé, ces deux films sont les plus durs, les plus radicaux, les plus dénonciateurs d'un système d'exploitation intolérable subi par la femme et l'homme africains des couches populaires, au cours de la période qui a suivi les indépendances.
Plus tard, visant les plus larges masses africaines, le réalisateur adoptera une forme apparemment plus « commerciale », où les attraits de la comédie (Le Mandat, Xala) et du conte traditionnel (Emitaï) seront là pour permettre à cette même dénonciation d'atteindre une vaste audience grâce au « spectacle ».
Mais dans Borom Sarret et La Noire de..., Sembène n'a pas encore ces préoccupations de grande diffusion. De l'histoire de la bonne réduite à l'état d'objet par ses patrons blancs et qui finit par se suicider à celle du charretier puni parce qu'il a franchi la frontière entre le Dakar des pauvres et le Dakar des riches, il s'agit surtout de témoignages bruts, qui brûlent de la dignité, de la colère contenue et qui sont aussi bien destinés au public européen (La Noire de... surtout, où l'emploi du français s'explique davantage) qu'à celui qui veut bien faire l'effort de les entendre ailleurs. On retrouve la même différence au niveau esthétique avec le reste de l'œuvre de Sembène : a ses débuts, le réalisateur fraîchement débarque des studios Gorki de Moscou avait encore des préoccupations de « recherche », formelle.
On sent dans le dépouillement, la sobriété quasi-brechtienne de La Noire de..., parallèlement a un souci évident d'efficacité, la volonté d appartenir à tout un courant de « nouveau cinéma » de l'époque auquel le film s'apparente par son montage abrupt, ses longs travellings dans un appartement aux murs nus, par une forme assez compliquée, à base de retours en arrière que l'auteur abandonnera également dans ses films suivants..."
Férid Boughedir, n°43, Janvier 1976