" Il y a plus d'une fois l'occasion de se tordre de rire devant la Rage du tigre, sa philosophie martiale traînant avec elle quelques perles. Il serait dommage d'être sourd, quand on entend des sornettes zen aussi définitives que «c'est le vieux gingembre qui pique le plus», ou encore «boire quand on est mélancolique rend encore plus triste». Les gens qui ont conçu cette baston philosophe ont toujours un alcool de riz d'avance sur nous.
Néanmoins, La Rage du tigre est grand pour d'autres raisons, même si guère plus avouables : on y massacre à tout bout de champ avec une maestria rarement égalée. Ce film a assis la réputation des Shaw Brothers, les frères Tang du cinéma kung-fu, leur suprématie sur le genre ayant, pour beaucoup, commencé là, en 1970, avec ce film qui augure un va-et-vient entre le cinéma américain et le cinéma de Hongkong dont on fait encore les frais.
En 1969, Sam Peckinpah, pape amerloque de l'ultraviolence, décroche le pompon maniériste en coiffant sa Horde sauvage d'un apogée final en montage éclaté et ralentis esthètes. L'afterchoc asiatique d'une telle bravade ne se fait pas attendre : conscient du potentiel qu'un tel découpage du temps, aussi bien dans l'espace que dans le lard, pourrait fournir au cinéma de sabre, les Shaw commandent à Chang Cheh une adaptation d'un conte ancestral racontant les exploits de Lei Li, un guerrier solitaire qui, à la suite d'un pari perdu, a promis de se couper le bras (...)
Obi-Wan Kenobi, où es-tu ? Eh oui, c'est déjà en herbe la tragédie grecque revisitée par Star Wars. Stylistiquement en revanche, ce qui s'invente là, c'est tout simplement le «grand cinéma du corps», jouissif et félin, celui qu'explorent depuis, avec un acharnement chorégraphique qui force le respect, les Johnny To, John Woo, Tsui Hark.
Trente-cinq ans séparent la Rage du tigre des Kill Bill, du tenancier de vidéoclub Tarantino, ou de l'aveugle Zaitochi, du Japonais Kitano : on ne les sent pas vraiment.
Mais ce qui sidère, à revoir aujourd'hui cet opus séminal, c'est la légèreté, l'insolence, avec laquelle il s'empare du genre. En inventant un cinéma de danseur acrobate, en filmant les combats à la toupie, il crée un kung-fu pop, presque funky.
La BO mélange toutes sortes d'influences, sans se soucier des lourdeurs historiques : rythmiques blaxploitation, groove seventies cuisiné à la thaï pop. Le poids du costume n'embarrasse pas Chang Cheh. Comme une cerise sur la boule coco, le dossier de presse nous renseigne sur cette cotation technique : le film est tourné en «Shawscope». Accidentelle poésie, on vous dit."
Philippe Azoury