" Majestueux lever de soleil, au cours duquel l'image passe du noir au rouge et égrène les teintes d'une palette céleste. Puis petit déjeuner austère, précédé par la prière, dans une famille de fermiers où le père va se retrouver seul, pour sangloter. Voilà en quelques plans les bases d'un style et d'un sujet. On est, chez le cinéaste Carlos Reygadas, dans un cinéma contemplatif, voué au frémissement panthéiste ; on est aussi dans une secte de mennonites installée au Mexique. Johan, marié et père de six enfants, est tombé amoureux d'une autre femme dans le maelström tellurique des prés en fleurs, dans une communauté où l'on ne badine pas avec la foi.
Est-il légitime de préférer aller vivre avec une autre femme que celle qu'on a aimée et qui vous aime encore ? Tel est le dilemme de cet homme qui ne sait plus où est la part du sentiment et du désir charnel dans son attirance pour sa maîtresse. Reygadas a eu la subtilité de choisir deux actrices qui se ressemblent pour interpréter les deux femmes, deux tentations équivalentes, au physique ordinaire et à la beauté intérieure extraordinaire.
Lumière silencieuse désarme, avec l'irruption de Jacques Brel chantant Les Bonbons. Bref instant de lyrisme, incongru en apparence seulement : pourquoi ce chanteur flamand ne serait-il pas apprécié par un homme parlant un dialecte proche du néerlandais médiéval et dégageant l'énergie qui lui fait défaut pour exprimer son malaise amoureux ?
Mais l'autre fait, stupéfiant, qui transcende ce film est ce qu'il doit au cinéaste danois Carl Dreyer, en particulier à Ordet. Lors d'une scène sublime (...) Reygadas relève ce défi périlleux qu'évoque la représentation d'un miracle en signant une scène admirable.
Une scène que Reygadas ne dépeint pas comme un événement divin mais comme un acte d'amour humain, en même temps qu'un acte christique, relatif au sacrifice. Dreyer ne signifiait pas autre chose, qui exaltait la force de l'amour vrai et la toute-puissance de la femme hostile aux compromis sur les croyances et les dogmes.
Ainsi, la grâce envahit progressivement ce film à l'indéniable virtuosité esthétique, prix du Jury à Cannes, et montrant un homme perdu."
Jean-Luc Douin