Wim Wenders — Écrit sur du temps
VIDEO | 2015, 13' | Avec Every Thing Will Be Fine, l'auteur de Paris-Texas filme la solitude d'un écrivain qu'une1
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Avril 1979. Wim Wenders se rend à New York chez le réalisateur Nicholas Ray. Atteint d'un cancer, ce dernier souhaite faire un dernier film avec son ami.
Avril 1979. Le cinéaste Wim Wenders se rend à New York chez le réalisateur Nicholas Ray. Atteint d'un cancer dont il mourra le 16 juin suivant, ce dernier souhaite faire un dernier film avec son ami. Ce long métrage est avant tout pour lui une forme de testament...
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" Il n'y a peut-être que deux grands sujets au cinéma : la filiation et l'alliance. Ray et Wenders ont ceci en com
" Il n'y a peut-être que deux grands sujets au cinéma : la filiation et l'alliance. Ray et Wenders ont ceci en commun qu'ils tendent à mêler, à intervertir, à confondre ces deux sujets (...)
Wenders est-il l'ami ou l'héritier de Ray ? Les deux sans doute mais le choix qu'il a fait de renoncer à la piété documentaire (...) indique qu'il a opté pour la filiation, une filiation qu'il a à coeur d'assumer.
Inversement, on pourrait montrer que l'alliance est un thème qui fait toujours déraper la fiction vers le documentaire ou vers l'utopie..."
Lightning over water, c'est la mort en direct de Nicholas Ray. Cette image est tellement forte qu'elle absorbe le film, en dis
Lightning over water, c'est la mort en direct de Nicholas Ray. Cette image est tellement forte qu'elle absorbe le film, en disperse les contours, en fragmente le montage. « Je n'ai jamais fait un film qui va dans autant de directions » répète Wenders. Perte de maîtrise du metteur en scène durant le tournage, avouée, reconnue, montrée. D'où la présence permanente de Wenders à l'écran. Mais aussi sophistication extrême du montage final puisque le film qui a un sujet, la mort, est à trois étages : le film que Wenders et Ray voulaient faire ensemble, Lightning over water, image d'une jonque en quête d'un salut, le film que Ray a tourné voici quelques années et qu'il n'a pu faire sortir, enfin le film qui se joue effectivement entre les deux amis. Que voit-on ? Deux metteurs en scène, très liés, qui travaillent jusqu'à l'extrême fin ensemble, parlent ensemble, du cinéma, de leurs rapports surtout. Face à la mort prochaine, Wenders ne se laisse aller à aucune complaisance morbide, ni même à de faux fuyants. D'abord parce que le personnage de Ray est extraordinairement fort, présent, lucide et que Wenders s'en défend, refusant toute paternité.
Ray sait qu'on l'utilise, qu'on se sert de l'image de sa mort et il la joue, la produit, la dirige. Wenders résiste, refuse de se laisser broyer, d'être entraîné dans un simulacre. Les rapports des deux cinéastes resteront sans cesse tendus, en éveil, sans fausse et facile communion. Le caractère chaotique du film, accéléré, brisé, naît de cette volonté réciproque de rigueur permanente, de refus d'une dérive vers l'apitoiement, le pittoresque de la mort, l'obstruction de l'image par un personnage charismatique, la nostalgie cinéphilique.
Lorsqu'à la fin ultime Ray ne maîtrise plus son corps, lorsque son ironie ne suffit plus à couvrir le tragique, l'excès de pesanteur de l'image de sa mort, il crie « eut ». Le film est scandé par le « Lasciate mi morire » de Monteverdi, chanté par la propre fille de Ray.
Un film sur un metteur en scène qui met en scène sa propre mort : les scènes sont jouées plusieurs fois, répétées entre Wenders et Ray, pour de bon, à l'essai, on ne sait jamais, elles repassent sur l'écran vidéo, les étudiants de Ray les commentent sans cesse. Peu de choses hormis la mort, et là est l'angoisse : Ray qui ne peut tourner les films qu'il désire, qu'est-ce encore ? Un cinéaste sans films. Ses uniques images sont celles du passé : l'insert d'un extrait de The Lusty men. Wenders ne peut plus alors qu'observer la vie de Ray, les rapports avec ses proches. Surtout la tension amoureuse extrêmement fine, vive, entre Ray, malgré son corps décharné, torturé, et sa toute jeune femme, qui chante et fait de la gymnastique durant les prises de vue.
Un très bel effet de rapprochement, de montage se produit entre le visage de l'héroïne de The Lusty men et l'expression de la compagne de Ray. On glisse en continuité d'une réalité à l'autre, et toutes deux sont étrangement semblables. Cette unité que Wenders donne à sentir est probablement le plus bel et le plus juste hommage rendu à Ray : à un cinéaste toujours en « travail », en quête, des années 50 à aujourd'hui, d'une conception du monde, d'un certain rapport à la réalité américaine dont le cinéma n'est qu'un élément.
Mais il ne reste à Ray que sa recherche, sans images. La vision de la jonque revient régulièrement, à bord de laquelle une bobine de film qui se déroule à vide. Images contrastées, crues, aux contours nets, dont l'effet de mise en situation est un des plus forts du cinéma actuel. Leur accompliss-sement se double d'un inachèvement du montage, dont les éléments reviennent, se redoublent, repassent.
Un film sur l'absence de films, sur un manque radical. Si Lightning over water est une collection heurtée de fragments, d'éclairs perçants, de visions aiguës, c'est le signe d'une exigence nécessaire : celle d'un événement irréductible, tant par la figure de Ray qui polarise l'image, que par cette mort qu'il n'est pas possible fût-ce un instant, de mettre entre parenthèses. Dans ce flux qu'il ne contrôle pas, ne peut contrôler, Wenders, — c'est la base fondamentale de son accord avec Ray —, cherche seulement à bien cerner la situation cinématographique dans laquelle il se trouve, à en saisir les limites, les possibilités restantes.
Voici le premier chef-d'œuvre passif de l'histoire du cinéma, l'art de mener la jonque-cinéma dans une situation immaîtrisable, non canalisable. La plus grande violence du film tient à ce que rien ne s'y laisse apprivoiser, ni les rapports entre les êtres, ni le montage, qui demeurent en tension, et dont le redoublement du film par la vidéo donne une sorte de sensation matérielle. Comme dirait Camille à Betty dans Tour, détour de Godard : merci, Wim Wenders !
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