A Scandal in Paris est le troisième film américain de Sirk. Il reste aussi le préféré de son auteur si l’on en croit les propos tenus à James Harvey pour Film comment en 1978. Pour le coup, nous ne saurions lui donner tort ! Il s’agit d’un trésor assemblé en dehors des grands studios et de ce fait longtemps resté inaccessible aux cinéphiles, faute de matériau digne de ce nom. Ce n’est, comme le rappellent Coursodon et Tavernier, qu’après que Sirk a confié à Jon Halliday son attachement à cette œuvre méconnue (in l’ouvrage de référence Conversations avec Douglas Sirk) qu’une véritable restauration fut entreprise en 1973.
Il n’est d’ailleurs peut-être pas de film moins hollywoodien que ce faux biopic d’une étoffe toute ironique, dont les arabesques stylistiques évoquent la facture ophülsienne, l’incessant mouvement en moins, tandis que la verve acidulée, la causticité souriante, renouent avec le meilleur du Guitry des Mémoires d’un tricheur ou du Mirande de Café de Paris. Il faudrait encore citer l’influence diffuse d’un Hans Dreier (le collaborateur de génie de Lubitsch ou Sternberg à la Paramount pour Trouble in Paradise ou The Scarlet Empress par exemple) pour les immenses décors intérieurs, ici - faute de moyens ? - étrangement décharnés.
On ne saurait, on le voit, envisager de parentés plus européennes, mais comment pourrait-il en être autrement au vu du générique qui aligne les noms de techniciens et d’artistes du Vieux Continent tous plus prestigieux les uns que les autres ? Nous y retrouvons ainsi, outre Sirk et une distribution très cosmopolite, le producteur Arnold Pressburger qui venait de financer en indépendant deux autres œuvres d’expatriés européens (Hangmen Also Die de Fritz Lang et le délicieux It Happened Tomorrow de notre René Clair national) ; le coauteur (avec Theodor Adorno) d’une étude très appréciée sur la Musique de cinéma, Hanns Eisler (Hangmen Also Die) ; et surtout le génial chef opérateur Eugene Schüfftan, créateur d’une méthode de prise de vue aérienne mythique qui fit merveille dans quatre des films français d’avant guerre de Max Ophüls (notamment pour ces splendeurs visuelles que sont Le Roman de Werther et Sans lendemain), mais aussi chez Siodmak (Menschen am Sonntag ; Mollenard) ou bien évidemment chez Carné (Drôle de drame ; Le Quai des brumes) ; tous sont originaires de l’ancien empire germanique.
Ici comme pour tous les films qu’il fut amené à éclairer durant cette période, pour Sirk et Ulmer (Bluebeard ; Strange Illusion notamment), Schüfftan n’est pas dûment crédité comme chef opérateur mais en qualité de "Production supervisor" après avoir été mentionné au générique de Hitler’s Madman et Summer Storm, les deux premières productions américaines de Sirk, comme "technical director" (sic) en raison de la très stricte réglementation syndicale de la corporation. Mais ne nous y trompons pas : l’obscur Guy Roe n’est que son premier opérateur, et c’est bien le maître qui règle tous les éclairages, sa patte si caractéristique imprégnant d’ailleurs toute l’inquiétante séquence du colporteur (...)
Sirk a trouvé en Sanders son interprète idéal. Il est d’ailleurs rare de lire autant d’éloges dressés par un metteur en scène à l’endroit d’un de ses interprètes. Quoi qu’il en soit l’ambivalence de Sanders, son intelligence et son flair le séduisent et le stimulent (...)
Certes le Vidocq incarné par Sanders n’est plus un mage charlatan. Mais il n’en est pas moins brillant hypnotiseur et manieur d’illusions. Lui-même est parti de rien, puisque c’est du fond de quelque cachot parisien qu’il accomplit ses débuts dans la vie. La fatalité ayant voulu qu’une tache d’encre le prive de toute ascendance, il doit s’inventer une personnalité. Celle du plus caméléon de tous les gentilshommes ne pouvait que fasciner un aventurier de son espèce. S’étant forgé une personnalité au gré de lectures assidues des Mémoires de Giacomo Casanova, il ne lui reste plus qu’à endosser des identités en rapport, au hasard de ses aventures. Pour la police de son rival Richet, quoi qu’il en soit, il restera toujours une ombre insaisissable, "a young, dashing, Casanova like type", qui, à son nez et à sa barbe, séduit les promises avant de les délester de leurs présents de fiançailles en emportant presque leur bénédiction. Tout est donc d’emprunt chez cet aventurier jouisseur ; l’identité comme les manières et les bon mots. Ceux-ci, quand bien même ils sont toujours détournés avec le meilleur à propos, sont empruntés aux aphorismes d’un Saint-Simon ("nous avons tous assez de force en nous pour supporter les malheurs d’autrui") ou autres brillants épigrammes d’un Oscar Wilde ("parfois les liens du mariage sont trop lourds pour n’être supportés que par le couple"), et peu importent les anachronismes. Le flair de ce brillant usurpateur justifie sans problème ces petites licences historiques ("élémentaire mon cher Houdon ! "), qui en outre ajoutent à cette si délicate et indicible ironie.
A Scandal in Paris est au demeurant étranger à tout réalisme, qu’il soit historique, architectural ou même psychologique. Les prisonniers y dissimulent à peine un couteau effilé dans quelque bas troué, lequel couteau servira à découper un gâteau recelant une fragile petite lime, pourtant sésame pour une évasion réussie. Des jeunes filles à demi nues s’égayent et badinent dans une mare aux reflets lactés, sous la menace d’un immense serpent qui n’aurait pas sa place dans nos contrées d’Europe occidentale, dans un tableau animé, improbable mais sublime, que l’on croirait inspiré de quelque esquisse de Gustave Moreau ou de tout autre représentant du courant symboliste.
De ce même courant symboliste se réclame également l’étrange carrousel chinois sur lequel Vidocq et Thérèse s’avouent leur amour et où, plus tard, Vidocq - Saint-Georges terrassera son dragon aux yeux globuleux (Akim Tamiroff). Les plus pieuses jeunes femmes s’y éprennent de preux chevaliers sur leurs blancs destriers, mais apprenant que le Saint-Georges fantasmé n’est en réalité qu’un coquin, s’avèrent prêtes à faire table rase des beaux principes distillés par une éducation irréprochable pour rejoindre le bien aimé dans sa vie aventureuse. Quant aux toutes petites filles (la petite Mimi, interprétée par une irrésistible Jo Ann Marlowe dans une performance remarquable d’insolence que n’aurait pas reniée Margaret O’Brien), témoins lucides et amusées de toutes ces manigances, elles sont parées par l’auteur d’une clairvoyance et d’une intuition généralement réservées à leurs aînées ("I knew from the beginning that no man is a saint ! ").
C’est une farandole surréaliste et enivrante que nous livre Douglas Sirk. L’enivrement, tout spirituel, provient de ces innombrables et très subtils renvois que sait distiller un récit pourtant éclaté, extrêmement généreux en péripéties diverses et picaresques. Interprétée par une Carole Landis en rupture de ban avec la Fox (elle devait d’ailleurs malheureusement se suicider à peine deux ans plus tard), gouailleuse, sensuelle, étourdissante de santé..."
Otis B. Driftwood, 11/11/2003