" Cette fois il ne s'agit plus, comme dans Made in U.S.A., de crimes, de violences, de chantages, de polices politiques ou d'affaires mystérieuses rappelant d'autres affaires mystérieuses. Il s'agit de Paris, notre ville, notre Alphaville, de ces Minotaures de béton et de pierre qui la cernent, et que l'on appelle « grands ensembles », des victimes livrées en pâture à ces Mlnotaures, des lois qui régissent nos sociétés de consommation, des servitudes qui en découlent, et incidemment de cette prostitution « marginale » à laquelle se livrent certaines consommatrices dont les besoins excédent les moyens.
De Made in U.S.A. à Deux ou trois choses que je sais d'elle, Jean-Luc Godard a modifié l'axe de son tir. Mais son objectif principal reste le même. Dans l'un et l'autre film, c'est notre civilisation moderne qu'il prend pour cible, c'est elle qu'il vise avec ses aphorismes, ses coq-à-l'âne, ses éclairs de génie et cet amour dément du cinéma qui le possède.
Que Godard soit plus poète que sociologue, ce n'est pas mol qui lui en ferai le reproche. Il est bon que les poètes s'occupent de temps en temps de ce qui en principe ne les regarde pas : de sociologie, par exemple, de politique ou de problèmes économiques. A condition toutefois que ce faisant, ils restent poètes et que ce soit à ce titre qu'il nous parlent des « deux ou trois choses » qui les intéressent.
Il est bien évident que Godard se nous apprend rien de nouveau dans son film sur les dangers que fait courir à la personne humaine notre société concentiationnaire. Et l'on resterait sur sa faim si la vision qu'il nous impose de cette société et de ses victimes (en l'occurrence la douce, triste et résignée Marina Vlady) n'était pas justement une vision poétique, qui, par sa violence, ses incohérences, ses déformations constantes, provogue en nous un choc plus révélateur d'une certaine vérité qu'une enquête journalistique ou qu'un reportage filmé.
Ce qui est Important dans Deux ou trois choses que je sais d'elle, comme ce qui était important dans Made in U.S.A., c'est moins la réussite (discutable) du film que la volonté de Godard d'utiliser au maximum ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien déplaisante, la « force de frappe » du cinéma. Godard semble avoir définitivement rompu avec 1% récit traditionnel, l'analyse psychologique, la création de personnages considérés en tant qu'individus vivant une aventure particulièie. Le cinéma n'est plus pour lui que le moyen de nous faire partager le plus physiquement, le plus sensuellement possible, sans autre intermédiaire que celui des images, sa vision, ou plus exactement sa « pensée », du monde.
Ambition qui est finalement très proche de celle d'un Bresson. Deux ou trois choses que je sais d'elle est aussi différent de Mouchette qu'une toile de Picasso peut l'être d'un Chardin. En pourtant, au départ, les deux films procèdent d'une même conception, exigeante et hautaine, de l'art cmématographlque. Comme Bresson, Godard « croit » au cinéma. Made in U.S.A., Deux ou trois choses que je sais d'elle, sont des actes de foi. Le cinéma de demain ne sera peut-être pas celui que Godard annonce, mais il devra certainement beaucoup à Godard."
Jean de Baroncelli, 21/03/1967