" Adaptation du Festin nu de William Burroughs par David Cronenberg, le petit prince du cinéma d’épouvante, est un chef-d’œuvre. Voilà. Cest dit. Maintenant, détaillons.
Le livre de Burroughs ne pouvait être filmé. Il était trop scatologique, trop centré sur la drogue, trop acide, trop trop. David Cronenberg en a pris l’essence, l’a transformée, grâce à sa propre imagination extraordinaire — qui semble, aujourd’hui, avoir été sous-estimée et sous-employée dans la Mouche et Faux Semblants— en quelque chose d’aussi puissant qu’une drogue, d’aussi grisant qu’une nuit d’amour, d’aussi drôle que les Marx Brothers, d’aussi enrayant qu’un film d’horreur. En matière de biographies filmées, c’est le meilleur film jamais réalisé sur la vie d’un écrivain, nous semble-t-il. C'est aussi finement rythmé qu’un poème de Lautréamont ou de Rimbaud, avec une structuré interne établie autour de métaphores spécifiques qui prennent de plus en plus de sens au fur et à mesure de l’histoire.
Cronenberg a réalisé un film sur l’emprise de la drogue, sans héroïne : les drogues métaphoriques sont des produits chimiques utilisés pour tuer des cafards, et surtout une rare espèce sud-américaine, de la famille des centipèdes aquatiques qu’on appellera la Viande noire. L'autre drogue, c’est l'écriture, bien sûr. (...)
La grande intelligence du film réside dans la métamorphose-métaphore des insectes en plaisir : la poudre de Viande noire que Lee se frotte sur la peau, le foutre de Mugwump qui récompense le bon écrivain, l’extase littéraire et kafkaïenne de la poudre anti-cafards...
Mais ça n’est pas tout : Cronenberg parvient à faire partager la vedette de ses effets entre cette imagerie "insectueuse" et une impression de simultanéité fascinante. Lee peut être dans une sordide chambre louée à New York, mais c’est la lumière de Tanger qui filtre par la fenêtre. L’emprise de la drogue —que ça soit la Viande noire, le sexe ou la poudre jaune— est montrée, pas racontée. L’écran en devient le témoin dramatique. Le Festin nu est une aventure déchirante et déchirée sur la dualité création-destruction. Et en plus, on s’amuse !
Peter Weller (ex-Robocop) est extraordinaire dans le personnage de Lee/Burroughs : ses traits saillants et doux peuvent être, selon le besoin, métalliques ou soyeux. Ici, il adopte avec brio la face prématurément aigrie de l’écrivain. Judy Davis est souple, relâchée et plaisante dans le double rôle de la femme de l’écrivain et de Jane Frost, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Jane Bowles. On la voit tout d’abord qui se plante une seringue dans le sein, puis elle évolue tranquillement vers sa silhouette tragique.
Cronenberg multiplie les surprises. Il parvient même à gommer l’effroyable lifting de Roy Scheider, diabolique docteur en manipulations. Et même si la vraie nature de l’efféminé Yves Goquet, interprété par Julian Sands, renvoit à une créature précédente de David Cronenberg, les trouvailles du film vous frappent en plein visage avec ce qu’Arthur Koestler décrivit jadis comme le ah-aha-hahaha : la définition de la surprise, de l’illumination et du rire."
Emmanuel de Brantes, 12/03/1992
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Le Festin nu