" On joue sa vie à pile ou face. Parfois sans le savoir. Bien des cinéastes ont observé l'influence du hasard sur le destin. Kieslowski, par exemple. Ou Louis Malle dans Lacombe Lucien. C'est sur une balle de tennis que s'ouvre le nouveau film de Woody Allen. Elle a touché le filet et, durant une fraction de seconde, semble hésiter : dans quel camp va-t-elle tomber ? Qui des deux adversaires l'emportera ? Cette balle reflète le destin du héros (...)
C'est un conte comme Woody les aime, brutal, féroce, impitoyable, qui dissimule sa noirceur sous une élégance tranchante comme une lame. On songe à Crimes et délits, bien sûr, son chef-d'oeuvre cynique. Mais aussi, même si aucun élément du générique ne l'annonce, au célèbre roman de Theodore Dreiser Une tragédie américaine, que Josef von Sternberg porta à l'écran en 1931 et dont le remake célèbre Une place au soleil fut interprété en 1951 par Elizabeth Taylor et Montgomery Clift. Les deux films ont en commun une réflexion épouvantée sur la présence du Mal, tapi en chacun de nous, et sur la lutte perdue d'avance pour lui échapper.
Mais le côté Rastignac de Montgomery Clift, dans Une place au soleil, était adouci par son évidente vulnérabilité : même monstrueux, il restait la victime d'une société qui le poussait au crime. Jonathan Rhys-Meyers, lui, est le séduisant reflet d'un monde sans pitié qui a choisi l'instinct pour loi et les pulsions pour armes. Chris est un fantôme d'être humain. Une seule scène suffit à Woody pour le définir : dans son lit, le soir, Chris s'attaque à un chapitre de Crime et châtiment. Au bout de quelques secondes, il l'abandonne pour un ouvrage de vulgarisation, genre Dostoïevski pour les nuls. Chris triche. Il surfe constamment sur l'art, la vie et les sentiments. Mais les autres ne valent guère mieux. Transposés chez les classieux anglais, les chers et insupportables bobos new-yorkais de Woody semblent, soudain, féroces. Comme dépourvus de la méchanceté fruste, rigolote puisque candide des Américains. C'est que les monstres européens ont la cruauté et l'indifférence séculaires. Ce sont des orfèvres en manipulations et en blessures assassines (...)
Et si rien n'est vraiment comique dans Match Point, tout y est vif, insolent, secrètement pervers, d'un amoralisme affirmé et tranquille. De plus en plus sombre, de plus en plus misanthrope, mais presque joyeux de l'être cette fois, Woody constate gaiement que le sexe et le pouvoir mènent, décidément, un monde sans foi ni loi. Et que Dostoïevski - cet auteur démodé que le héros n'arrive pas à lire dans le texte - n'y a effectivement plus sa place : le châtiment, aujourd'hui, ne suit pas forcément le crime. Bien au contraire. Comme en témoigne la pirouette finale, qui clôt en beauté ce monument de cynisme malin et de plaisir jubilatoire. "
Pierre Murat
J'men tape
Bien construit, bien joué, fascinant