" C'est de notoriété publique, les films les plus difficiles à réaliser sont ceux qui se déroulent sur la mer, à cause des reflets de lumière sur les vagues ondulantes. Mais Takeshi Kitano a trouvé encore plus ardu : raconter une histoire qui, de bout en bout, jouerait sur le trouble identitaire d'un personnage évoluant mentalement dans une galerie des glaces.
En fait ils sont deux, interprétés par le même acteur – ce qui n'est pas un luxe puisqu'ils sont sosies. Que l'acteur en question soit le réalisateur lui-même ne gâte rien : Takeshi's est une réflexion sur le double, la manière dont Takeshi Kitano est perçu, et ce qui nourrit ses rêves (...)
Le film est on ne peut plus désorientant. Car les deux gugusses rêvent. Le premier à l'acteur qui lui ressemble et qui reste désespérément anonyme, ce qui nourrit chez lui une certaine culpabilité. Le second à la carrière et aux exploits fictifs qui seraient siens s'il était au sommet de sa gloire, ce qui attise son imagination. Les rêves du comédien et de son quasi-siamois ne dédaignent pas de se multiplier en abîme et nous sont livrés pêle-mêle, selon une construction qui échappe à la logique. Ils brassent chacun souvenirs et prémonitions, visions de l'avenir ou du passé (...) Les coulisses d'un studio de tournage, siège d'effets factices, les auditions pour décrocher ne serait-ce qu'un rôle de figurant, donnent lieu à des gags à répétition. On finit par voir des clowns et des yakuzas partout, tandis que défilent des séquences à faire perdre la boussole : changements d'humeur d'un cuisinier expert dans la recette des spaghettis au soja, irruption d'une cliente venue payer des produits à 10 yens avec des billets de 10 000 yens, valse de revolvers crachant du feu ou se révélant d'inoffensifs accessoires.
Tout Takeshi Kitano est là : les yakuzas qui le rendirent célèbre, la mélancolie du clown, les délires graphiques, les fantasmes en trompe-l'œil, les danseurs de claquettes, la chenille dessinée, puis animée, puis transformée en maquette de scène, la plage et l'horizon, la coexistence d'une violence barbare et d'une douceur infinie.
Mais attaché à renouveler son inspiration, sa manière de conduire le récit, son art de fourbir des contre-pieds et de gérer le temps, Takeshi Kitano propose cette fois-ci un bilan teinté d'autodérision, un chaos rétrospectif à partir duquel il pourrait bien être amené à changer de direction.
Mi-gore, mi-ludique, ce pied de nez aux faux-semblants, cette démystification des signeurs d'autographes, préposés à la représentation et à la simulation, constitue peut-être un tournant dans son oeuvre. Il n'en perpétue pas moins sa tradition de l'ironie à l'encontre des chefs de gang et de l'affection à l'égard des gueules cassées. Takeshis' est une nouvelle déclaration d'amour au spectacle, un énième acte de foi dans l'innocence des marginaux, asociaux, adultes fatigués ayant gardé leur âme d'enfant (...)
Glissant quelques confessions autocritiques (par exemple sur la tension que lui impose sa double casquette de star de télévision populaire et d'icône du cinéma d'auteur), Kitano garde la tête froide, entre pitreries et structure fractale. Takeshis' est porteur d'un désir de bien vivre, d'une quête de sérénité. La violence y dégénère en feu d'artifice, explosion absurde, fulgurante et exagérée, tandis que s'affiche l'impassibilité de ses masques, quels qu'ils soient.
C'est bien cela, au fond, qui rend frémissantes ses images. Ce visage triste, songeur, keatonien, laconique, entre torpeur et somnambulisme, fixité et mutisme. Une surface opaque, une épure, derrière laquelle se bousculent tant d'états d'âme, le calme et la tempête, la solitude et l'envie, l'accablement et la facétie. Lucidité et sagesse. Recette zen."
Jean-Luc Douin