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Anatomie d'une chute
Et si c'était un film de Brian De Palma ?

La cérémonie des César 2024, avec notamment les nombreuses nominations d’Anatomie d’une chute, nous a donné envie de revenir sur le dernier film de Justine Triet. Auréolé d’une Palme d’or, le quatrième long-métrage de la réalisatrice française a été salué par le public et les professionnels. Nous-mêmes l’avons placé premier de notre Top 10 de l’année 2023. Nous aurions pu nous intéresser aux qualités scénaristiques, notamment la subtile analyse de l’intimité du couple, mais nous avons préféré partir dans une autre direction. À la lecture du titre de notre article, il serait logique de se dire que le ciel est tombé sur la tête de l’auteur. Pourtant, au cœur du long-métrage s’en cache un autre, et celui-ci, nous l’affirmons, a été réalisé par le cinéaste Brian De Palma. Une contre-enquête d’un choc de culture (loufoque) entre le fils spirituel d’Alfred Hitchcock et une figure forte du cinéma d’auteur français contemporain…


L’image manquante

Le résumé que l’on pourrait faire d’Anatomie d’une chute indiquerait qu’il s’agit d’un double huis clos. Il comprend effectivement l'intimité familiale dans le chalet, puis le procès de Sandra, accusée du meurtre de Samuel, son compagnon. Mais, au cœur même de ces deux huis clos se dissimule un troisième espace investi par Daniel, l’enfant de Samuel et de Sandra, qui s’avérera nécessaire à la conclusion du procès. Notre thèse va justement porter sur ce troisième champ qui porte en lui toutes les composantes d’un film de Brian De Palma. Tous deux traumatisés par la mort d’un parent, Peter Miller de Pulsions et Daniel partagent le même désir de comprendre un mystère.
Au-delà de leur place similaire dans chacun des films, ils sont avant tout des personnages animés par la recherche d’une image manquante. Pour atteindre son objectif, Daniel adopte le comportement d’un metteur en scène en allant jusqu’à rejouer certains souvenirs, comme l'empoisonnement de son chien. Un rôle qu’il partage avec Peter Miller, qui quant à lui confectionne une caméra à l’entrée du cabinet du docteur Elliott, lui permettant de découvrir la tueuse sortant du cabinet.

Triet et De Palma vont plus loin dans la démarche en abordant concrètement la problématique de l’image manquante grâce à un procédé de mise en scène : les flashes mentaux. À ne pas confondre avec les flashback, les flashes mentaux ne nous ramènent pas à une réalité du passé, mais à la mise en scène mentale d’une situation de la part d’un personnage. Devant l’exposé des hypothèses au sujet de la mort de Samuel, Daniel imagine le meurtre mais aussi le suicide de son père. Le spectateur se trouve alors transposé dans des séquences irréelles ou imaginées, compte tenu de l’absence de Daniel sur les lieux. La conviction de Daniel paraît alors essentielle, voire déterminante à la compréhension du spectateur.
Et cette capacité à matérialiser par des flashs visuels, Jack de Blow out est peut-être celui qui l’illustre le mieux. Preneur de son, il enregistre l’accident d’un candidat à la Présidence des Etats-Unis et se montre intrigué par un bruit qui se trouve être un tir au fusil. Comme Michelangelo Antonioni avant lui avec Blow Up ou même Françis Ford Coppola avec Conversation Secrète, Brian De Palma reconstitue la scène de crime grâce au son. Durant la première réécoute de la bande, Brian De Palma place le son comme un vecteur aussi puissant que l’image en incrustant le visage de Jack au cœur de l’action. Le réalisateur met en place à partir du point de vue de Jack une grande réflexion sur le montage, et sur notre nécessité à combiner le son et l’image pour mieux comprendre.

Mieux voir

La scène de crime d’Anatomie d’une chute a cet avantage de captiver le spectateur par son aspect ludique. Une maquette, de l’animation, un film live, l’ensemble de ces outils est un moyen de reconstituer les détails d’un événement que personne n’a vu. Ces différentes explications sont démontées ou défendues par le simple fait qu’ils ne sont que des angles choisis. Chaque interprétation devient dès lors une mise en scène, là pour rejouer, paradoxalement, une absence d’image.
Comme le précise Sandra, la vie d’un couple ou un incident doivent être vus dans leur intégralité, et non dans leur partialité. Voir porte alors une toute autre signification, surtout en ce qui concerne Daniel, malvoyant. Malgré son handicap, c’est lui qui porte le “meilleur” regard. De cette manière, Triet confirme le rôle primordial de Daniel au sein de son dispositif. Guide du spectateur, le jeune garçon ne détient pas les secrets enfouis des plans mais devient celui dont on attend le jugement parce qu’il est le personnage qui fouille à l’intérieur des images.

Jack de Blow Out effectue un même travail de composition à travers le montage de ses prises sonores de l’accident avec les photogrammes publiés dans la presse. Grâce au raccord du son et de l’image, la thèse du meurtre apparaît imparable. Ceci illustre de manière synthétique la genèse du cinéma de Brian De Palma, à savoir qu’un son ou une image ne peuvent être effectifs que par un assemblage. Sans être prise dans un ensemble, une image n’a aucune valeur en soi étant donné la potentialité d’un possible contre-champ. Pour résoudre ses intrigues, le réalisateur américain fait lui aussi intervenir des images alternatives afin d’enrichir la compréhension des personnages.
Au fil de son enquête sur l’assassinat du secrétaire à la Défense américaine, l’inspecteur Rick de Snake Eyes obtient une super-vision unique grâce aux caméras de l’hôtel, une salle de montage lui permettant de confirmer la simulation du boxeur Tyler qu’il a cru voir. Les témoignages successifs alternés, entre flashback et flashes mentaux, forment aussi d’autres espaces visuels à investir pour Rick. À la fin, sa vision partielle de départ se trouve complétée par la succession du témoignage de Julia Costello et d’un plan filmé par un ballon caméra, confirmant qu’il n’avait rien vu, alors qu’il croyait tout savoir. 
 

La valeur de la parole

Ne nous y trompons pas, la parole est le noyau central d’Anatomie d’une chute. Elle est en effet le moteur du procès, lieu où chaque mot devient un élément à disséquer pour en extraire toute la signification. Justine Triet intègre les enregistrements sonores comme des éléments essentiels. L’entretien entre une étudiante en lettres et Sandra n’échappe pas à l’interprétation des jurés. Il est question notamment de savoir si Sandra tentait de la séduire et si la musique forte de Samuel était une marque de jalousie. Le constat reste pourtant le même, personne n’a la réponse, pas même nous, les spectateurs.
De manière générale, Anatomie d’une chute est un film de son temps. Il adhère à une libération de la parole que l’on pourrait rapprocher de celle du mouvement Me Too. Elle induit également une remise en cause du système judiciaire impartial et le risque qu’elle soit factice à cause de son obsession pour la preuve ontologique. Devant l’absence d’une image, la parole constitue l’unique pièce à conviction et donc le seul moyen de connaître la vérité.

Au contraire de Justine Triet, la parole chez De Palma porte un désabusement traumatique, car elle peut porter en elle un récit tronqué ou inventé. Avant le grand final de Mission : Impossible, Ethan Hunt se trouve dans cette situation lors de la réapparition de Jim Phelps, son ancien chef et ami. Croyant à sa mort, Ethan reste à l’écoute de ce fantôme qui lui conte leur dernière mission à Prague.
Astucieusement, De Palma manipule le montage et son spectateur, en recourant aux flashes mentaux d’Ethan, qui recomposent les chaînons manquants d’une version fallacieuse. La topographie effectuée par Ethan semble plus vraie que l’histoire de Jim et démontre que ce qui n’est pas montré à l'image peut être faux. Toutefois, puisqu’on est chez De Palma, l’ensemble d’images conçues par Ethan est à prendre comme une hypothèse. La mort d’Hannah est par exemple dupliquée, amorçant le fait qu’il s’agit bien d’une projection mentale. On reste du côté du possible, même si cela paraît vrai.

Si De Palma ne s’est jamais attaqué à la réalisation d’un film de procès, c’est au-delà de la forme, une question générationnelle. L’incertitude du meurtre irrésolu de John F. Kennedy a entraîné chez tous les cinéastes de la génération 1970, le sentiment paranoïaque qu’une pièce de puzzle manquera toujours. L’enregistrement de l’assassinat de Kennedy par Zapruder a semble-t-il fasciné Brian De Palma, à tel point qu’il n’a jamais cessé de le remettre en scène (Blow Out, Snake Eyes sont les deux parfaits exemples).
26 secondes uniques hantées par une anomalie. Comme le remarquait justement Pier Paolo Pasolini, il manque tous les autres angles comme celui de John F. Kennedy ou de sa femme Jacqueline. Brian De Palma ne peut donc être l’auteur d’Anatomie d’une chute puisqu’il y manquera toujours un témoignage : celui de Samuel.
© Images tous droits réservés : Anatomie d'une chute, Le Pacte - Blow Out, Filmways Pictures - Mission Impossible, Paramount Pictures - Snake Eyes, Paramount Pictures

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