La plupart des grands films que nous connaissons traitent directement de mise en scène. Non seulement ils doivent trouver leur forme nécessaire et singulière — sans quoi ils ne seraient que les produits les plus réussis d’un genre : un musical parmi d’autres, un western parmi d’autres — mais cette forme doit devenir en quelque sorte le sujet même du film. On ne comprendrait pas que l’œuvre ne s’interroge pas sur ses propres conditions d’existence (...)
The Conversation (...) n’est plus ce refuge des artifices qui, en abolissant le monde, permet du moins d’en retrouver et d’en goûter certains charmes perdus. C’est, au contraire, l’instrument sans appel qui permet de plonger au sein du réel, qui prétend en démasquer les secrets. Mais ce pouvoir ne l’innocente pas. Non seulement ses révélations sont sujettes à caution, mais elles participent directement d’une certaine répression. En s’infiltrant partout, en prétendant donner un sens (mais un sens forcément orienté, comme on dit !) à ce qui peut-être n’en a pas (ou du moins pas celui-là !), le cinéma tient son rôle parmi tous ces systèmes qui ont pour mission d’ordonner, d’éclairer, de contraindre le monde où nous vivons. Bref, de prévenir toutes les échappées par une incessante délation.
Mais le cinéma de Coppola est aussi celui qui permet de condamner une telle ambition. Par où il échappe à ce constat pessimiste (...) Passons sur les implications politiques immédiates d’un tel sujet. Elles sont évidentes. Lorsque Coppola conçut pour la première fois son sujet, nul ne parlait encore du Watergate. C’est chose faite (...)
The Conversation est un film angoissant et répétitif. Angoissant non pas comme un traditionnel film de suspense, où il y a lieu de tout redouter de l’avenir. Angoissant au contraire parce que c’est le présent qui se dérobe. Qui désigne sa menace sans toutefois la préciser. Et répétitif justement pour cette raison-là. Parce que le propre de ce film, une fois l’enregistrement de la conversation réalisé, c’est de revenir sans cesse sur ce moment et de ne plus le quitter.
Harry Caul écoute et réécoute cette bande — ou, plus précisément, le mixage qu’il effectue des différents enregistrements de cette conversation. Et lorsqu’il ne l’écoute pas, il n’arrête pas d’y songer. Les images de la place s’imposent comme une obsession.Ainsi s’approfondit la connaissance des deux personnages. Ou, plus exactement, se dégagent les différentes surfaces qui révèlent et masquent la véritable teneur de leur discussion. Sous l’apparente banalité des propos perce une certaine gravité des voix. Mais ce pathétique à son tour disparaît. Une anxiété plus forte vient troubler ces échanges. Bientôt — mais au bout de combien de temps (et de combien de visions du film) ? — le drame devient insupportable. Et pourtant, rien n’a jamais fait que se répéter.
Harry Caul, à mesure, se vide de toute substance. Toujours plus près du centre, du secret, du mystère, il devient de plus en plus absent, insaisissable, halluciné. Et le film ne se conclut pas sur une pirouette, sur un clin d’œil. Le drame éclate effectivement. Mais à contre-sens de tout ce que le héros avait prévu. Autrement dit, s’il lui avait été loisible de dépouiller ses enquêtes, ses enregistrements, de leurs différents écrans, ces mêmes écrans ne masquaient jamais qu’une sorte de vide central dans lequel il se dissout, il se perd sans recours (...)
Si (...) l'angoisse de Harry Caul est perçue ici de manière si forte, si troublante, c’est bien parce que Coppola la partage à son tour. Fût-ce à un degré moindre. N’est-elle pas en un sens celle de tout créateur ? L’angoisse de qui veut immobiliser le temps et en percer les mystères ? L’angoisse de qui découvre qu’il n’y a justement pas de secrets accessibles ? L’angoisse encore de celui qui ne peut éviter les problèmes moraux que pose son métier ?"
Frédéric Vitoux