" Premiers échos : trente millions de dollars, des années de tournage, des années de montage, un cinéaste courtoisement mégalomane qui joue à quitte ou double avec sa fortune, sa réputation, sa vie. Démesure... Premières images : un paradis oriental, tout en verdure, de palmes, feuilles et branches sauvages, bordé d’une plage, tissé de calme. Et, tout à coup, une explosion infernale au napalm, flambée satanique qui embrase tout. Sans frémissement. Sans pitié. Démence...
Audace, encore : tel le fils de Mussolini qui trouvait belles les bombes larguées de son avion et les comparait à des fleurs qui s’ouvrent, Coppola peint le cauchemar de la guerre qu’il dénonce en poète. Son film est un feu d’artifices, une explosion lyrique, allégorique. Guernica à Saigon. Point d’intimisme. Il fait de sa réflexion sur l’assassinat crépusculaire des « bridés » une œuvre d’art.
Et il serait désespérément inutile de chercher dans cette toile morbide toute trace d’un constat naturaliste. C’est à un opéra shakespearien que ce nouvel Orson Welles nous convie. Un grand opéra des ténèbres, de l’horreur, de la folie.
(...) Mais qu’est-ce film, qui, d’un coup (via le Festival de Cannes et sa Palme d’Or), sort du mystère pour entrer dans le génie ? Pour l’anecdote politique : le Vietnam (hier) et le gâchis (maintenant). Mais pour la morale universelle : la barbarie (hier) et l’Apocalypse (maintenant). « Debout sur le flanc de la colline, j’eus le pressentiment que, sous l’aveuglant soleil de ce pays, j’allais apprendre à connaître le démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci », déclare le héros de la nouvelle de Joseph Conrad (Le cœur des ténèbres) dont Coppola s’est inspiré. Quel démon ? That is the question...
(...) Le voyage au bout de l’enfer auquel nous convie Coppola est un voyage mental, une quête intérieure. En fait, Willard, le tueur en rupture d’obéissance aveugle, et Kurtz, le mage halluciné qui a su gagner la confiance des tribus primitives, ne sont qu’une seule et même personne.
Willard, c’est le visage d’une Amérique qui a été trop loin. C’est le symbole du conflit intime auquel personne n’échappe : lutter contre la graine d’Hitler qui sommeille en chacun de nous ; surveiller l’itinéraire d’une conscience qui, telle un escargot, « rampe sur le fil d’un rasoir à main ». C’est le combat entre le Bien et le Mal, le juste et l’injuste, le rationnel et l’irrationnel.
(...) Plongée dans l’atrocité, bain forcé dans la folie la plus abjecte, Apocalypse now est un de ces films rares qui savent allier le spectaculaire le plus étourdissant et la réflexion la plus intime. Quelque chose de Kubrick (Les Sentiers de la gloire, Orange mécanique) revisité par Nietzsche et Dostoievski. Et, bien sûr, par Joseph Conrad."
Jean-Luc Douin, 26/09/1979