Or, s'il existe des films qui ont résisté à l'usure du temps, ce sont bien ceux de Jacques Feyder ; datés, certes, mais pas plus que les autres, signés Renoir ou Duvivier, et toujours pourvus d'une séduction narrative tenace, comme tous ces films que l'on connaît dans le détail, Enfants du paradis ou Belle Équipe, et qui pourtant persistent à piéger : impossible de s'en arracher, la projection une fois lancée.
Classique et respectable, donc. Pourtant Jacques Feyder, né Frédérix, avait commencé dans une tonalité comique, sans doute pour manifester la rupture avec sa famille de notables bruxellois qui l'auraient bien vu faire une carrière militaire, plutôt que devenir un acteur de théâtre, puis de cinéma.
Il fréquente les studios parisiens dès 1912, tourne avec Louis Feuillade, avant de passer à la réalisation chez Gaumont en 1915. Préposé aux courts métrages rigolards, il en réalise une quinzaine, pas toujours légers, mais avec suffisamment d'invention pour que l'on reconnaisse sa griffe : sa parodie de serial américain en quatre épisodes, Le Pied qui étreint (1916), est drôle, Le Ravin sans fond (1917) est une adaptation réussie de Tristan Bernard et La Faute d'orthographe (1919) une jolie comédie dramatique. Dans toutes ces œuvrettes d'apprentissage, Feyder fait montre d'une maîtrise étonnante, vite acquise. Mais pas de quoi en faire un réalisateur d'envergure, capable de sortir du cadre dans lequel il s'est exercé depuis quatre ans.
Aussi, en 1920, le projet de L'Atlantide apparaît-il comme une folie. Feyder achète les droits du roman de Pierre Benoit, mobilise les cousins fortunés qui ne l'ont pas renié et, à l'encontre des pratiques d'alors, part tourner au Sahara avec toute sa troupe. Il y restera huit mois, dépensera deux millions de francs (le plus gros budget jamais atteint par un film français) et reviendra avec un film de presque trois heures. Le roman avait été un best-seller, le film le fut encore plus (sept mois d'exclusivité à Paris), le public découvrant pour la première fois un désert filmé ailleurs qu'à Ermenonville et goûtant aux charmes neufs de l'exotisme. Le jeu de Stacia Napierkowska/Antinéa est peu supportable aujourd'hui, les décors de son palais souterrain sont un monument kitsch, mais la "photogénie du désert", relevée par les critiques du temps, Delluc ou Moussinac, a gardé toute son emprise. Le film tient encore, au-delà de l'argument - toujours captivant malgré la dizaine de versions successives -, grâce à la beauté des extérieurs.
Feyder aurait pu devenir un spécialiste des aventures lointaines – il tentera en vain d'ailleurs, six ans plus tard, d'adapter Le Roi lépreux de Pierre Benoit, situé au Cambodge -, mais il prend une direction complètement opposée pour son film suivant.
C'est à Paris qu'il réalise en 1922 Crainquebille, d'après Anatole France, histoire d'un marchand de quatre saisons et de ses démêlés avec la police. Mais avec le même souci de l'exactitude des situations : il tourne dans les rues de la ville, renouant avec ses années-Feuillade (il recommencera en 1926 avec Gribiche, filmé sur le terrain, entre 15e et 17e arrondissements), mêlant ses acteurs au petit peuple parisien. Ce goût d'un arrière-plan réaliste qui donne toute sa dimension à l'histoire qu'il raconte, on le retrouve, magnifié, dans Visages d'enfants, qu'il réalise en Suisse, dans les monts du Valais, en 1923. Le film, sorti en 1925, est superbe, sans doute un des plus beaux (et des moins célèbres) du muet et la neige et le torrent y sont des éléments aussi importants que les acteurs.
L'Image, tourné en Hongrie en 1926 (sur un scénario de Jules Romains), Carmen, en Espagne la même année, Thérèse Raquin en Allemagne (le film a disparu, mais fut accueilli comme un chef-d'œuvre par la critique de 1928) complètent une décennie sans fautes, qui s'achève par un coup d'éclat, l'adaptation de la pièce de Flers & Croisset, Les Nouveaux Messieurs. Remarquable comédie sur l'arrivisme, les coulisses du pouvoir et la trahison des idéaux – la Chambre des députés refusant de prêter l'hémicycle pour y tourner, Feyder le fit reconstituer par le décorateur Lazare Meerson -, le film connut quelques tracas avec la censure, l'Assemblée prenant ombrage d'une séquence où des parlementaires rêvaient de danseuses légères plutôt que de légiférer. Les Nouveaux Messieurs, sorti à un mauvais moment, lorsque le parlant déferlait, n'eut pas le succès auquel il aurait pu prétendre. Mais Feyder était déjà loin.
Car Hollywood, en l'occurrence la MGM, à l'affût des talents européens, lui avait offert un contrat. Il passe là-bas deux ans, le temps de signer sept films, bien inférieurs à ses précédents, et déçu, revient en Europe en août 1931. Au moins a-t-il eu un double privilège, celui de diriger le dernier film muet de Greta Garbo (The Kiss) et, la même année 1930, les versions allemande et suédoise de son premier parlant, Anna Christie.
Il était, à son départ, un des grands noms du muet, mais l'échec de ses films américains le contraint à retrouver la confiance des producteurs : il met deux ans à monter Le Grand Jeu (1933), nouvelle aventure coloniale, premier des ces films sur fond de Légion étrangère qui deviendront un must pour les cinéastes de la décennie, grands, Julien Duvivier ou Jean Grémillon, ou moins grands, Jean-Paul Paulin ou Maurice Gleize. L'habile scénario de Charles Spaak, jouant sur l'ambiguïté amoureuse – la prostituée de Sidi-Bel-Abbès est le sosie de la fiancée laissée à Paris – et la beauté toujours active du désert, ajoutés à une série d'acteurs remarquables, Pierre Richard-Willm, Charles Vanel et Françoise Rosay (que Feyder a épousé en 1917) font du Grand Jeu un grand film, qui doit tout à son réalisateur – on le constate avec le remake raté tourné en 1953 par Robert Siodmak, qui n'était pourtant pas n'importe qui.
Le film est un succès, et Feyder enchaîne presque immédiatement avec un autre succès, Pension Mimosas (1934), toujours sur un scénario de Charles Spaak, belle histoire d'un amour maternel poussé aux extrêmes. Le mélodrame ne serait pas loin, si la direction d'acteurs (Françoise Rosay et Alerme, remplaçant Vanel, Paul Bernard, inhabituellement bon, et Arletty, brève mais éblouissante) et le talent du cinéaste à composer et nourrir ses arrière-plans ne transcendaient l'ensemble.
Le film est moins connu et célébré que le précédent et le suivant, il conserve pourtant, à 70 ans, une force et un intérêt indéniables, annonçant, rôle du Destin à l'appui, le courant du "réalisme poétique". Anecdotiquement, c'est le seul parlant que Feyder tournera entièrement en France : après le Maroc du Grand Jeu, avant l'Angleterre du Chevalier sans armure (1937), l'Allemagne des Gens du voyage (1937), le Canada de La Loi du Nord (1939) et la Suisse d'Une femme disparaît (1942), il revient au pays natal, plus exactement en Flandre, pour réaliser, en 1935 La Kermesse héroïque. On a tout dit sur ce "film d'histoire, de peinture, de culture", recréation inspirée et exacte de la Flandre sous domination espagnole, comédie du pouvoir et de l'amour. On a tant dit qu'à force, La Kermesse risque d'être recouvert du voile conjoint de la qualité et de l'académisme, et considéré comme un monument historique trop respecté pour être visité.
Ce serait dommage. Parmi les quelques sommets du cinéma français des années trente, celui-ci demeure un des moins contestables, atteignant même à une sorte de perfection dans le genre. Toujours grâce à l'intelligence du scénariste (Spaak encore), à la direction millimétrée d'acteurs fidèles, Rosay et Alerme, auxquels Louis Jouvet apporte sa manière inimitable, et au trio de décorateurs, les meilleurs du temps (Georges Wakhévitch, Lazare Meerson et Alexandre Trauner), reconstituant une Flandre plus vraie que la vraie.
C'est l'apogée du système Feyder : les quatre titres qu'il signera ensuite, du Chevalier sans armure à Une femme disparaît, sans être négligeables, ne brilleront pas du même éclat, malgré Marlène Dietrich dans le premier, Françoise Rosay dans Les Gens du voyage, Michèle Morgan dans La Loi du Nord.
Techniquement impeccables, toujours, avec des scénaristes de haute cuvée (Jacques Viot, Alexandre Arnoux, Pierre Laroche), mais il leur manque le supplément d'âme qui permet de dépasser la technique et fait les grandes œuvres. Après la guerre, qu'il a passée en Suisse, il tente de reprendre sa place dans le cinéma français – il n'a que 60 ans. Mais la maladie l'empêche de mener à bien les projets entretenus et il doit se contenter d'assurer la supervision technique du deuxième film de Marcel Blistène, Macadam, 1946, avec Françoise Rosay, Paul Meurisse et Simone Signoret, sur un scénario de Jacques Viot. Son temps était révolu.
Il n'empêche : cinq grands films dans les années vingt, trois dans les années trente, il ne sont pas si nombreux les cinéastes à pouvoir se targuer d'un tel bilan.
Lucien Logette