Věra Chytilová, née le 2 février 1929 à Ostrava (Tchéc.) et disparue le 12 mars 2014 à Prague, est ainsi la seule cinéaste de la Nouvelle Vague tchèque, en tout cas la seule à connaître une (petite) audience internationale. Ce qui prouve une personnalité certaine, que les différents régimes ont pu parfois réprimer mais n'ont pu contraindre : entre 1963 et 2006, elle est parvenue à signer près d'une vingtaine de longs métrages, autant que ses confrères Jiri Menzel ou Jaromil Jires.
Une personnalité, dès le début, éclatante : au sortir de la Famu, la prestigieuse école de cinéma pragoise, elle tourne Quelque chose d'autre (1963), très étonnants portraits croisés de deux femmes, une gymnaste qui prépare une compétition importante, une mère de famille qui assure la vie quotidienne.
Filmant avec une maîtrise surprenante pour un primum opus, Chytilová décrit de façon quasi documentaire la grisaille générale, l'ennui qui naît des gestes éternellement recommencés, course d'élan pour un saut au cheval d'arçon ou achat de poireaux pour la soupe. Dureté des jours, dureté des sacrifices consentis : le film rend compte d'une asphyxie collective – avec des éclaircies, comme la victoire de la gymnaste – dans la même tonalité que les premiers essais contemporains de Forman.
Après l'expérience des Petites Perles du fond de la mer, manifeste de naissance (1965) du jeune cinéma tchèque, elle réalise Les Petites Marguerites, de nouveau un double portrait féminin qui va époustoufler les spectateurs français de 1967. Sorti dans son pays l'année précédente, le film avait été rapidement censuré mais la vogue du nouveau cinéma tchèque lui permit de trouver une exploitation à l'Ouest.
Au milieu des œuvres de Nemec, Menzel ou Passer, toutes comédies douces-amères, constats en demi-teinte des blocages de la société socialiste, Les Petites Marguerites font exploser le paysage : Marie la blonde et Marie la brune s'ennuient tellement qu'elles vont choisir comme idéal la "dépravation". Dépravation qui consiste à vamper des adultes nantis pour se faire régaler dans les restaurants chics, à dévaster les appartements qu'elles occupent, à détruire les situations sociales qu'elles rencontrent : elles s'empiffrent – court tout au long du film une obsession de la nourriture, avalée, détournée, piétinée -, font flamber l'installation artistique dont elles avaient décoré leur chambre, ravagent l'immense table préparée pour un banquet officiel. Chaque séquence s'achève en un happening imprévisible.
La contrition finale – elle balaient en psalmodiant "Si nous travaillons bien, nous serons heureuses" – est un pied-de-nez aux censeurs, qui ne se trompèrent pas sur la charge anarchiste du film que les quarante-cinq années écoulées n'ont pas atténuée : la tornade est toujours aussi tonique et l'insolence des deux compères aussi réjouissante.
Formellement, Les Petites Marguerites tranchaient sur le paysage tchèque : passant du noir à la couleur, une couleur extrêmement travaillée (Jaroslav Kucera, le chef-opérateur, a effectué un travail extraordinaire), utilisant les expérimentations, inserts multiples, images accélérées, du cinéma new-yorkais underground alors florissant, le film ne ressemblait à rien de connu, ni en Tchécoslovaquie ni ailleurs, ce qui justifie sa réputation.
Apparemment pas calmée par ses ennuis avec les officiels, Chytilová tourne en 1969 Les Fruits du Paradis, qui reprend les mêmes éléments : narration vagabonde, couleurs surprenantes, chocs visuels et coq-à-l'âne, étrangeté du propos et symbolisme des situations.
La pension de famille où s'ébattent les protagonistes en vacances est (peut-être) une transposition de la société tchèque "normalisée", les relations bloquées du couple, Eve et Adam transparents, et les rapports de la femme avec le voisin meurtrier, éveilleur de désir comme le serpent de l'Eden, sont sans doute une parabole, mais ce qui compte, au-delà des interprétations, c'est la force des images, la cocasserie qui sous-tend chaque séquence, l'invention qui jaillit de façon permanente. La surprise est moins forte que devant Les Petites Marguerites, mais Chytilová réussit une nouvelle fois son exploration de terres neuves. La preuve : le film fut immédiatement censuré, pour sa "trop grande liberté esthétique".
Elle mettra sept ans à retrouver le chemin du studio, puisque Le Jeu de la pomme ne sortit qu'en 1976. C'est d'ailleurs le seul réalisé par Chytilová depuis cette date qui connut une distribution en France – et un accueil critique réservé, la mécanique comique semblant tourner à vide.
Ensuite, ce n'est que dans les festivals que ses productions trouvèrent un écho : San Remo pour Panel Story (1979, Grand Prix), satire de la politique immobilière et pour La Fin d'après-midi d'un faune (1983), satire de la bureaucratie, Mannheim pour Le Fou et la Reine (1987) et Expulsion du Paradis (2001), Créteil pour Trappes (2006).
Tous films qui, apparemment, conquirent la critique, mais dont les qualités commerciales n'apparurent pas suffisamment fortes pour que les distributeurs s'y intéressent. Même si elle semble aujourd'hui sans projet, il n'empêche : la trace de Věra Chytilová dans le cinéma tchèque demeure bien visible et à peu d'autres pareille.
Lucien Logette
A voir aussi sur Universciné, un portrait-documentaire sur la cinéaste : Journey.