Je suis curieuse, en 1967, fut considéré comme le porte-drapeau d'une génération scandinave, prête à aborder franchement les problèmes de la sexualité comme nulle autre cinématographie n'osait le faire. Le scandale causé par les hardiesses de Vilgot Sjöman semble aujourd'hui démesuré, eu égard aux progrès accomplis depuis dans le dévoilement, des corps et des esprits. La vague du cinéma X est passée par là, réduisant les audaces des années précédentes à pas grand-chose. Il n'empêche : le rôle joué par les films de Sjöman fut, à l'époque, important, comme symptôme d'une société occidentale encore bloquée par des tabous solides et qui commençait à s'interroger.
La filmographie du cinéaste est pourtant loin de se résumer à ces quelques titres sulfureux que furent Ma sœur, mon amour ou Je suis curieuse. En trente-trois ans et vingt-six films (dont quatre pour la télévision), il a traité bien d'autres sujets que celui du sexe. Sa contestation (le terme est d'époque mais toujours juste) du système social s'exerça sur d'autres thèmes, celui de l'éducation, par exemple. Mais la distribution de ses films en France se réduisant à cinq titres, entre 1963 (La Maîtresse, 1962) et 1974 (Fais donc l'amour, on n'en meurt pas, 1971), on en sait en définitive que peu sur une œuvre sans doute aussi riche que celle de ses collègues Widerberg ou Troell.
Il entre en cinéma tardivement, en 1962, date d'éclosion de la Nouvelle Vague suédoise, à 38 ans, presque dix ans plus âgé que ses contemporains. Il avait commencé par la littérature, écrivant très jeune (1948) un roman adapté à l'écran par Gustav Molander, et même un livre de souvenirs sur Hollywood en 1961. Ami de jeunesse de Bergman (sur lequel il tournera un documentaire en 1963), il récupère ses acteurs Bibi Andersson et Max von Sydow pour son premier film, La Maîtresse, que suivra très vite 491 – chiffre mystérieux, qui cache une interprétation audacieuse d'une formule biblique précisant que les 490 premiers péchés commis seront pardonnés…
Le film fait scandale par la crudité des situations montrées, tout comme le suivant, La Robe, 1964, conflit amoureux entre une mère et sa fille à propos du même amant. Ce qui n'empêche pas Sjöman, faute de pouvoir filmer la pièce de John Ford, Dommage qu'elle soit une putain, qu'il rêve depuis longtemps d'adapter, de s'en inspirer pour écrire et réaliser Ma sœur, mon amour (1966), description de la passion incestueuse qui unit deux jeunes aristocrates en 1782. Sans jouer aucunement sur les aspects choquants de la situation, il dépeint une histoire d'amour fou qui dépasse ses protagonistes (surtout Bibi Andersson, superbe) et transgresse les conventions sociales du temps – conventions d'ailleurs toujours actuelles, le tabou de l'inceste demeurant une des interdictions morales les plus pérennes. Le film montrait sans condamner (même si l'héroïne mourait en donnant naissance à l'"enfant du péché") et restituait la période de façon tout aussi réussie que le 18e siècle recréé parallèlement dans Elvira Madigan par Bo Widerberg.
La forme très classique, quasi bergmanienne, de Syskonbadd 1782, ne laissait pas prévoir l'explosion de son film, ou plutôt de ses films suivants, puisqu'il s'agit d'une œuvre en deux parties, vrai-faux reportage réalisé comme une enquête en cinéma direct, traversée de la société suédoise de 1967 par Lena, une étudiante de 22 ans, posant à chaque personne rencontrée des questions précises sur des sujets qui l'intéressent, publics (la politique, la guerre) et privés (en priorité le sexe).
Je suis curieuse sortit en 1967, dans une version de presque 2 heures, prévue comme le premier volet d'un diptyque puisque Sjöman l'intitula "édition jaune", ce qui laissait attendre une suite d'une autre couleur. Qui survint l'année suivante, avec le même titre principal, mais sous forme d'"édition bleue" – variantes colorées non respectées par les distributeurs français qui baptisèrent Je suis curieuse la première version et Elle veut tout savoir la seconde…
La publicité joua ici de façon assez racoleuse uniquement sur l'aspect sexuel des sujets abordés par Lena Nyman ; il faut reconnaître qu'en 1967, en pleine société gaullienne, le cinéma français n'avait pas encore levé tous ses interdits (La Religieuse de Rivette, pourtant bien anodine, fut censurée cette même année) et que voir sur un écran des corps totalement nus et des gens évoquer franchement leurs pratiques intimes faisait circuler un air particulièrement frais.
En réalité, quelle que soit sa couleur, le film n'était pas centré sur les problèmes sexuels de ses participants mais s'ouvrait sur tous les aspects de la société suédoise. En tout cas, Je suis curieuse éveilla des polémiques partout où il fut présenté, et notamment aux États-Unis, où Norman Mailer prit sa défense. Quarante-cinq ans plus tard, le(s) film(s) demeure(nt) un témoignage passionnant sur un certain état des lieux.
C'est au système pénitentiaire que Sjöman s'attaqua ensuite (Nyljuger, 1969, inédit ici), puis à la condition ouvrière du début du siècle, avec En handfull karlek (1974, également inédit).
Entre temps, il avait signé deux comédies dont la tonalité "sexuelle" facilita la sortie en France, Joyeuses Pâques (1970) et Fais donc l'amour, on n'en meurt pas (1971), traduction abusive de Troll – mais c'était l'époque où les titres se devaient d'être racoleurs : ainsi, le film d'Henning-Carlsen d'après le magnifique roman de J.A. Schade, Deux êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs cœurs, devint Sophie de 6 à 9… Ce fut la dernière apparition d'un film de Sjöman sur les écrans publics français.
Des sept titres qu'il signa entre 1974 et 1995, nul ne franchit nos frontières. On est contraint de se contenter des échos obtenus par leur accueil en Scandinavie, accueil souvent réticent pour certains (Garaget, 1975, Tabu, 1977), plus positif pour d'autres, comme Linus (1979), description pessimiste d'une microsociété obsédée par le problème du Mal.
De toutes façons, qu'il ait du aller chercher son inspiration aux Philippines (Jag rodnar, 1981) indique un décrochage certain d'avec la réalité sociale dont il avait été un observateur attentif. Et le fait qu'aucun des films réalisés avant sa retraite en 1995 (Malacca, 1987, Fallgropen, 1989, Alfred, 1995) n'ait été exploité hors de Suède ne laisse pas augurer de leur intérêt. Ce qui n'enlève rien à la qualité de ses réalisations des années soixante.
Le jeune cinéma suédois n'aurait pas eu la même physionomie sans la beauté hors normes de Ma sœur, mon amour ou les questions dérangeantes de Lena la curieuse…
Lucien Logette