" ...à y regarder de près, il y a dans
Loft autant de passages obligés (bouh, font les fantômes) que d’innovations, tentatives, expérimentations. Ce qui en fait un film inégal, certes, et légèrement en deçà des autres de KK, mais pas moins passionnant et singulier. On connaît ainsi peu de cinéastes capables d’expérimenter un système de prise de vues dont le résultat est pourtant à peine visible à l’écran. «
J’ai tourné Loft avec deux caméras, une HD et une DV basique. La seconde caméra était positionnée juste à côté de la première, un peu en retrait, ce qui créait un angle légèrement différent. Il y avait une caméra A, et une autre A bis. Pendant les prises, je surveillais le retour vidéo de la caméra principale, mais jamais de l’autre. En découvrant les rushes, je me suis rendu compte que cette petite différence d’angle n’était pas insignifiante, et j’ai pu jouer avec au montage. En exagérant un peu, je pourrais dire que la caméra principale tournait une fiction, et l’autre un documentaire sur cette fiction. » (...)
Le prologue du film est impressionnant (...) tout l’art de Kurosawa est là : la rigueur extrême du cadrage, cette tension inouïe qui trouve son point d’intensité maximale dans des plans très simples, par exemple des champs-contrechamps. Kurosawa est sans rival quand il s’agit d’inscrire un corps dans le plan et de le faire vrombir d’une étrangeté et d’un malaise qui sautent aux yeux. L’immobile est sa signature, de chaque côté de l’écran : on ne regarde pas les films de Kurosawa, on les fixe.
Si Loft, par la suite, s’en remet volontiers à la mécanique un peu usée du surgissement des fantômes, en revanche, nouveauté chez lui, Kurosawa recourt à un imaginaire très précis, une sorte de gothique nippon : une vieille maison, des marais, de la boue, et surtout du vent, dans une extraordinaire scène lyrique, inédite dans son oeuvre. Occasion de souligner encore l’étonnante variété de son inspiration.
Dans Doppelgänger, l’irruption de son double dans la vie d’un scientifique fait basculer le film dans un cauchemar burlesque. Dans Loft, une maudite momie revient du fond d’un lac se venger des hommes et sa puissance est telle que le monde entier se met à gronder : le vent souffle et exalte le sentiment amoureux des deux solitaires qui se rencontrent. Puissance primitive de l’élément qui déforme les cheveux et fait plier les paupières. Retour au cinéma muet, ce qui n’est pas sans logique, puisque chez Kurosawa, très attentif au son, le silence lui-même est une sorte de plainte inquiète.
Loft est aussi une histoire d’amour : on sait depuis Cure et Séance, et dans Retribution encore, combien pour le cinéaste le couple est le lieu d’une névrose poisseuse. En filmant, pour la première fois, une rencontre amoureuse, Kurosawa s’autorise le lyrisme (...). La naissance de l’amour, par son tumulte aérien extrême, est l’inverse de la pesanteur névrotique qui guette le couple (les corps morts de Séance et Retribution, les visions macabres de Cure), et avec laquelle il devra toujours compter, malgré les sentiments qui continuent à le souder."
Jean-Philippe Tessé