" Le mérite du film de Eduardo de Gregorio est de résolument parier sur la fiction, évitant ainsi aussi bien les pièges du message directement politique que ceux du formalisme narratif (...) La présence de Jacques Rivette dans le rôle de Marcel Jaucourt, l’écrivain, situe ici ce pari sur la fiction. Scénariste de Rivette pour Duelle, Noroit, et Merry-Go-Round, De Gregeorio a beaucoup appris de l’auteur de L’ Amour Fou auquel le film rend hommage. Si ce cinéaste au génie singulier pouvait avoir une descendance, De Gregorio en ferait partie. Dans la peau de l’écrivain, Rivette transporte toutes les déterminations de son propre travail et (...) le Marcel Jaucourt du film bouleverse comme s’il était effectivement, selon les mots de Marguerite Duras (...) «caché derrière quelque chose», derrière les déterminations secrètes de l’œuvre. Ce portrait de l’artiste en écrivain constitue l’arrière plan sur lequel se dégage l’histoire policière. A la recherche des traces de l’homme de lettres disparu, Nathalie Baye retrouve et assume à nouveau ce qui
Nathalie Baye retrouve et assume à nouveau ce qui était sa quête. Selon un dispositif assez subtil, les deux démarches se confondent par l’intermédiaire du journal de l’épouse de Jaucourt dant la jeune femme hérite, reprenant la plume tombée et devenant progressivement l’auteur de ce qu’elle lit. La Mémoire Courte est l’histoire de l’implication progressive dans la fiction du personnage qui est chargé de l’instruire, chargé de réunir les pièces d’un dossier et qui devient lui-même une pièce de ce dossier. La fiction fait piège. Situation que résume les dernières images (...) Tout le film s’écrit dans cet écart qui progressivement se réduit entre le sujet de la quête et son objet même, jusqu’à ce que la femme qui cherche devienne la femme recherchée. On retrouve ce fonctionnement dans la quête parallèle de Frank Barilla (Léotard) qui, poursuivant les assassin ses parents, d’anciens O.A.S. ayant dû fuir la France, se rend compte qu’entre les victimes et les bourreaux il n’y a pas grande différence. Son combat est douteux et sa vengeance incertaine.
Le film s’ouvre sur l’exercice de la traduction, du passage d’une langue à l’autre. Nathalie Baye travaillant à l’U.N.E.S.C.O. traduit de l’espagnol en français et dans son texte certaines bribes affleurent : «maîtriser le cours de l'histoire, ne pas être le jouet du destin». Ce fragment qui flotte entre deux langues est au cœur même de la fiction qui s’organise. Les personnages cherchent à maîtriser le cours de l’histoire, c’est-à-dire dans le cadre du récit, celui de cette histoire particulière, l’histoire devenant la métaphore de l’Histoire. C’est pourquoi la présence de l’écrivain incarné par le cinéaste est centrale : elle institue la fiction comme sa propre règle.
Il n’y a pas dans La Mémoire courte de vérité isolable qui pourrait prendre la forme d’un message, mais des effets de sens échappés au travail de la fiction. La présence de Bulle Ogier introduit par rapport à celle de Rivette une dimension cinématographique interne qui situe le film à un degré second comme si un autre film se déroulait dans le cours du premier, comme si Rivette et Bulle Ogier poursuivaient, en traversant une autre représentation, l’œuvre dont ils sont indissociables.
Cette dimension est d’autant plus forte qu’on ne les voit jamais ensemble et qu’ils représentent deux pôles antagonistes. «Peut-être êtes-vous un personnage de son roman» dit Nathalie Baye à Bulle Ogier, peut-être la fiction déjà figée nous réserve-t-elle un autre piège et peut-être qu’après tout, Marcel Jaucourt et Geneviève Derhode sont davantage Jacques Rivette et Bulle Ogier que les personnages qu’ils évoquent. Eduardo de Gregorio joue remarquablement sur ces différents registres et le film ne devient jamais parodique, même si le doute s’institue. Mais ce doute ne prend corps que pour renvoyer à la seule vérité possible : celle de la fiction."
Olivier-René Veillon