Son itinéraire fut semblable à celui de ses camarades : provincial débarqué à Paris, il tombe dans la marmite des ciné-clubs, si fertiles après la guerre, y rencontre Rohmer, Truffaut et Godard, participe avec eux aux Cahiers du cinéma (il en sera plus tard le rédacteur en chef), réalise un court métrage, Le Coup du berger (1956), prometteur, mais sans suite. Lorsque la Nouvelle Vague déferle en 1959, il a déjà commencé à tourner, l'année précédente. Mais le manque de moyens, des méthodes trop peu affirmées, un tournage en pointillé font que Paris nous appartient sort très tardivement, en décembre 1961, et de façon confidentielle : trop long (Rivette ne craindra jamais les durées excessives), construit à la serpe, le film touche pourtant, car on perçoit déjà, dans cette histoire compliquée de comédiens impliqués dans un complot dramatique, un univers en devenir.
Des acteurs inquiets, s'interrogeant sur leur art et la "vraie vie" hors de la scène, on les retrouvera au fil des années, de L'Amour fou (1969) à 36 vues du pic Saint-Loup (2009), en passant par Out One, L'Amour par terre (1984), La Bande des quatre (1988) ou Va savoir (2001). Mais on ne peut réduire l'inspiration du cinéaste à sa seule facette théâtrale : c'est la création artistique (le peintre de La Belle Noiseuse, 1991) et, au sens large, la vie elle-même, que Rivette met en jeu. Un jeu déterminé par des règles parfois subtiles, celles du rêve (Céline et Julie), parfois cruelles (les déesses exilées de Duelle, 1976), souvent comico-dramatiques (La Bande des quatre, Haut, bas, fragile, 1995, Va savoir).
Si, comme tous les premiers films des véritables auteurs, Paris nous appartient recèle, à l'état embryonnaire, ce qu'expliciteront les dix-neuf titres suivants, c'est dans Out One que l'on trouve la plus juste représentation de l'univers poétique et narratif de Rivette. Tout simplement parce que, échappant aux contraintes commerciales du format "consommable" (la production en était amicale), le cinéaste a pu filmer selon son cœur et son envie.
Les huit épisodes furent tournés dans l'ordre, les comédiens (le gratin des acteurs de la Nouvelle Vague) improvisant sur une trame empruntée à L'Histoire des Treize de Balzac et qui mêlait aventures théâtrales et société secrète. Le temps cinématographique, avec ses ellipses, y est suspendu, la mort rôde, comme dans toutes les grandes œuvres. C'est du Rivette à la fois concentré et dilué. L'expérience fut inoubliable, pour ses participants comme pour ses rares spectateurs (le film ne fut projeté dans sa totalité que quelques fois depuis 1971). Trois ans plus tard, en 1974, il proposera une version plus accessible (Out One : Spectre, 255 minutes tout de même) de cette expérience-limite.
Céline et Julie vont en bateau (1974), entrepris dans la foulée, présente des caractéristiques communes : une situation initiale dont Rivette va tenter d'explorer toutes les combinatoires possibles – dualité et permutation des personnages, traversée des miroirs (l'ombre de Lewis Carroll plane), échange entre le réel et sa représentation. Avec, en supplément, assurés par des interprètes (Juliet Berto et Dominique Labourier) qui ont rarement été meilleures, une fraîcheur comique et, malgré sa durée (192 minutes), un charme que les années n'ont pas fait disparaître. Le film se situe à une hauteur que Rivette n'atteindra plus qu'avec quelques titres, Le Pont du Nord, La Bande des quatre ou La Belle Noiseuse. Lorsque, aussitôt après Céline et Julie, il se lance dans une adaptation de Nerval en quatre parties (il n'en tournera que deux), il ne retrouve pas, dans les relations ludiques de ses héroïnes de Duelle ou de Noroît (1976), les arrières-mondes entrevus auparavant : les films sont plaisants, intrigants, pleins de recoins secrets que les amateurs se plaisent à dénicher, mais la grâce majuscule s'est évaporée. Une grâce que la rencontre (unique) entre Bulle et Pascale Ogier, renouvelle pourtant dans Le Pont du Nord, faisant du film un des titres les plus attachants de cette décennie 80, au demeurant peu fertile pour l'auteur : ni Merry-go-round (1983), ni L'Amour par terre (1984), ni Hurlevent (1985) ne laisseront de souvenirs profonds, en particulier le dernier, curieuse tentative d'adapter un univers romantique, celui d'Emily Brontë, totalement étranger à son propre monde.
Par bonheur pour ses fidèles, Rivette va renouer, dans La Bande des quatre, avec son inspiration la plus fructueuse, lançant ses étudiantes en art dramatique dans une aventure pseudo-policière, où la valse des sentiments, entre comédie et vie, amour et complot, fonctionne pleinement.
Excellent directeur d'acteurs, et surtout d'actrices, il adjoint à Bulle Ogier, toujours impériale, un quarteron de jeunes comédiennes, parmi lesquelles Fejria Deliba, Laurence Côte et Nathalie Richard traceront ensuite leur chemin. On pouvait imaginer que ces retrouvailles allaient être suivies d'autres variations sur ses thèmes favoris. Au contraire, Rivette va virer de bord, en allant chercher chez Balzac non plus l'obscurité des secrets, mais la lumière du peintre : La Belle Noiseuse, transposition en 240 minutes des 80 pages du Chef-d'œuvre inconnu. L'expérience est réussie : Michel Piccoli, en vieux peintre désormais improductif, Emmanuelle Béart, en modèle qui va lui redonner vie, y sont remarquables, à la mesure de la méditation sur la création artistique. Pour rallier un public rétif devant les quatre heures du film, Rivette en tirera un montage réduit de moitié, Divertimento, curieusement moins convaincant que l'original.
On le pensait homme de l'aventure intérieure et du vase clos, des réflexions sur le spectacle dans le cadre de ses pratiquants. L'annonce du tournage d'une nouvelle version de Jeanne d'Arc, incarnée par Sandrine Bonnaire, constitua donc une surprise de taille. Quoique Jeanne la Pucelle eût eu ses partisans lors de sa sortie en 1994, on peut considérer le résultat comme un pas de clerc, déroulant au fil de ses deux interminables parties (Les Batailles, Les Prisons, en presque 6 heures) une vision hésitante, entre classicisme et stylisation, qui n'apportait rien au mythe ni à l'Histoire.
Rivette attendra treize ans et Ne touchez pas la hache, avant de renouer avec le film à costumes et de façon autrement intéressante. Dans l'immédiat, il revint à des thèmes plus proches de ses préoccupations anciennes, avec une trilogie, Haut, bas, fragile (1995), Secret défense (1998) et Va savoir (2001), chacun des titres offrant la part belle à ses interprètes, successivement Laurence Côte et Nathalie Richard (déjà utilisées dans La Bande des quatre), Sandrine Bonnaire et Laure Marsac, Jeanne Balibar, Marianne Basler et Hélène de Fougerolles. Même si chaque film n'a rien à voir avec le suivant - une comédie musicale, un policier inspiré d'Hitchcock, une variation pirandellienne -, l'air de famille est manifeste et la passerelle bien établie entre les années 60 et le début du siècle.
En revanche, Histoire de Marie et Julien (2003), conçu comme le troisième volet des Filles du feu de Nerval, est une déception, malgré Emmanuelle Béart et Anne Brochet, tout comme 36 vues du pic Saint-Loup, malgré Jane Birkin, qui a clos provisoirement (mais on peut craindre, eu égard à son échec public et à l'âge de l'auteur, que cette clôture soit définitive) une filmographie passionnante, avec ses (très) hauts et ses (moyens) bas, dont Ne touchez pas la hache, nouvelle adaptation de La Duchesse de Langeais de Balzac, constitue le dernier éclat. Jeanne Balibar y révèle une facette dramatique neuve, à la hauteur de la précédente interprète de la duchesse, Edwige Feuillère, étonnante dans la version trop méconnue de Jacques de Baroncelli (1942).
Jacques Rivette le veilleur, tel était le titre du film tourné par Claire Denis en 1990, long dialogue entre le cinéste et Serge Daney. L'image est juste : Rivette, assurément plus que ses anciens complices devenus réalisateurs évoqués plus haut, est demeuré en état de veille - et d'éveilleur. Si sa réputation est moindre que celle de ses illustres collègues, ses films recèlent des beautés, parfois trop secrètes, souvent sans égales. Et la sarabande de ses personnages et de ses actrices n'a pas fini de nous emporter sur les sentiers peu imitables qu'il a su tracer.
Lucien Logette