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Analyse de séquence
As Bestas

(Avertissement : cette analyse dévoile une scène clef de l'intrigue. Nous vous conseillons de revenir après avoir pleinement profité du film.)


Osant se confronter à la sauvagerie de l’espèce humaine, As Bestas a conduit Rodrigo Sorogoyen jusqu’aux marches du Festival de Cannes 2022. Inspiré de faits réels, le film place - après Madre - le cinéaste en maître d'un thriller sur le fil, scrutant l’intégration toute en tension d’un couple de Français dans un village galicien qui ne veut visiblement pas de lui. Pour Antoine (Denis Ménochet) et Olga (Marina Foïs), la promesse d’un long fleuve tranquille se transforme en angoisse quotidienne, qui atteint son paroxysme lors d’un meurtre. La séquence, en crispations suffocantes, voit Antoine tomber dans le piège de ses voisins avant d’y laisser sa peau. Une agonie qui coupe le souffle, pour laisser place au silence, assourdissant. Analyse.


Promenant son chien, Antoine s’avance dans un travelling latéral, découvrant la forêt froide sur les percussions et les cordes criardes d’Olivier Arson. Et c’est un premier sifflement hors cadre qui, au détour d’un virage, attire l’animal, pour changer le cours de l’excursion. Un imprévu, imposant aux yeux d’Antoine de suivre l’élan, avant de se retrouver dans un face à face avec son voisin Lorenzo. Un échange de regards en champ-contrechamp fige la rencontre, glaçante, au silence brisé par la malice de Lorenzo : “Tu veux que je te le rende ?”. Tentant de reprendre le contrôle sur la situation, Antoine rappelle son chien, reprenant la route pour avancer, face caméra. C’est là l’affirmation de l’ascendant du prédateur, traquant Antoine à distance, et l’obligeant à répéter des coups d'œil par-dessus son épaule tandis que le risque s’étend dans son dos. En arrière-plan, Lorenzo se déplace d’un buisson à un autre, jusqu’à sortir du cadre, devenant une menace imprévisible pour Antoine autant que pour le spectateur. Après l’étrangeté de cette rencontre, faisant déjà naître un sentiment de danger, Rodrigo Sorogoyen décide de doubler le procédé de la scène, affirmant sa maîtrise du rythme du thriller en faisant monter le malaise d’un cran. Redémarrant le processus à son point initial, le travelling s’enfonce à nouveau dans la forêt, épiant Antoine en suggérant cette fois-ci le point de vue subjectif de Lorenzo. Et à nouveau, un sifflement hors-champ vient casser la cadence, pour faire sortir définitivement le chien du cadre. Laissant cette fois-ci Antoine, pantin du stratagème de ses voisins, esseulé face à l’immensité de la forêt et à l’écho du vent.  

 

© As Bestas - Rodrigo Sorogoyen

Une immensité oppressante dans laquelle le Français, cherchant son binôme disparu dans le hors-champ, ne sent pas le danger naître à nouveau dans son dos. Car en arrière plan, le deuxième frère suit ses déplacements dans une symétrie et une discrétion parfaite, avant que leurs regards se croisent, distancés par le champ-contrechamp, mais déjà trop proches. Une deuxième rencontre, une deuxième menace, cumulée à la première en un bruissement de feuilles. Désormais encerclé, Antoine double ses regards, allant de droite à gauche. Puis une succession de plans brefs élève la tension. Les pas reprennent, le visage d’Antoine se crispe, le souffle s’intensifie, et la course démarre. Subsiste alors une urgence : celle d'allumer la caméra portative pour témoigner de la dangerosité de ces hommes. Filmé en contre-plongée, Antoine dévale la colline, feignant une chute pour caler l’objet entre les feuilles, avant de se replacer au centre de l’image, mettant lui-même en scène son supplice à venir. Dans le relief montagnard, les ombres des prédateurs se mélangent aux silhouettes des arbres, surplombant leur proie depuis les hauteurs.
 

© As Bestas - Rodrigo Sorogoyen

Les deux hommes s’approchent, obligeant Antoine à reculer. Et, après une triple question restée en suspens et un hochement de tête, les frères le prennent d’assaut. Contournant les corps, faisant se succéder plans et angles dans l’action, la caméra se fait oppressante, resserrant progressivement le cadre de l’action pour ne laisser aucune issue possible. “C’est ça, ton courage ?”. Pointant du doigt le fusil auquel s'agrippe Lorenzo, Antoine le pousse à jeter son arme à terre, signant le coup d’envoi d’une lutte musclée. Ce sont alors les mains qui, sauvagement, se ruent sur les corps, s’attrapent, et, surtout, frappent. Les hommes se sautent au cou, se bousculent, se débattent. Les plans font se succéder les chutes d’Antoine : une, puis deux, puis trois. Le souffle fort laisse place aux gémissements de l’effort, de la peur, devenant grognements animaux. Les corps s'agrippent aux feuilles mortes et à la terre, avant de se figer dans un dernier plan - de plus d’une minute. Le montage respire, pour laisser place à la folie des frères qui, le visage rouge et rageux, écrasent Antoine de tout leur corps, jusqu’à l’étouffer. Dans ses ultimes contractions, ses ultimes tentatives, la caméra se rapproche de sa bouche, unique rescapée du corps enseveli, pour venir saisir son dernier souffle.


© As Bestas - Rodrigo Sorogoyen

Dans cette traque, puis dans cette étreinte, ce n’est plus le cheval de la scène d’ouverture, déjà contraint à bras le corps, qui est victime de la brutalité humaine. C’est un homme, un visage, un semblable. S'il “faut du courage pour tuer quelqu’un”, le cinéaste espagnol rappelle finalement qu’un excès de violence et de haine suffit à ramener l’être à son état le plus bestial, jusqu’à l’irréparable. Un acte sans demi-mesure, sans retour possible, rassemblant toute la tension du film jusqu’à l’en faire déborder. Un acte d’une brutalité inouïe, dont l’ombre planera au-dessus de la quête viscérale d’Olga, dans l’indicible tourment détenu par ses spectateurs-témoins.

 

Lucille DUTHOIT

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