ANORA
L'ANTI-PRETTY WOMAN

Après avoir remporté la Palme d’Or à Cannes en mai dernier, Anora vient de remporter cinq Oscars, dont celui du Meilleur film et de la Meilleure réalisation. Sean Baker y poursuit l’observation de l’Amérique de la marge, des rapports de classes et du capitalisme appliqué aux corps qui traverse son œuvre. Le cinéaste livre ici un conte de fées désabusé, à travers le personnage éponyme, strip-teaseuse de Brooklyn croyant vivre un rêve éveillé en épousant son prince charmant, fils d’oligarques russes. Un anti-Pretty Woman porté par Mikey Madison, qui donne corps au personnage et au film, dans le rôle d’une Cendrillon des temps modernes. 


Ça commence par un travelling. Un à un, Sean Baker dévoile les corps de strip-teaseuses dansant devant leur client, comme il filmerait des employés scannant les produits à la caisse d’un supermarché ou des ouvriers sur une chaîne de montage. Sean Baker filme ici le travail. À la chaîne. 

Quelques instants plus tard, Ani (Anora de son vrai prénom, qu’elle n’aime pas utiliser, reniant ses origines russes) parcourt la salle à la recherche de clients et enchaîne les danses jusqu’à sa pause. En plein dîner, son tupperware posé sur les genoux, son patron vient la chercher car un client russe demande une danseuse qui parle sa langue.

Il s’appelle Ivan, ses amis le surnomment Vanya. Fils d’oligarques russes, il réside aux États-Unis pour étudier, mais surtout pour s’amuser. En rencontrant ce riche inconnu qui lui demande d’être son escort attitrée, Ani entrevoit une porte de sortie. Lorsqu’il la demande en mariage, elle pense avoir tiré le ticket gagnant...

Présentant le film comme “Une histoire d’amour, par Sean Baker”, le cinéaste laisse le spectateur (et son personnage) imaginer une romance à la Pretty Woman, Cendrillon des temps modernes. Dans le film de Garry Marshall, un richissime homme d’affaires (Richard Gere) s’éprend d’une prostituée au grand cœur (Julia Roberts), rejouant ainsi un conte de fées : le chevalier blanc sortant une jeune femme de sa misérable condition. Mais chez Baker, Ani est l’antithèse de la prostituée au grand cœur. Elle représente un modèle réaliste et moderne, une jeune femme de son époque, qui veut s'élever socialement, qui rêve de luxe et d’une vie plus facile.  

Pour autant, Anora n’est pas si éloigné de Pretty Woman, ou du moins, de la première version du scénario de 3000, le titre initial du film, faisant référence à la somme dépensée par Edward pour passer la semaine avec Vivian. Dans un final qui n’avait rien d’une comédie romantique, le couple se séparait et Vivian, accompagnée de son amie Kit, dépensait le magot à Disneyland. Une similitude avec Ani, qui se voit comme une princesse Disney et rêve de passer sa lune de miel dans le parc d'attractions américain. 

Quoi qu'il en soit, cette première version de Pretty Woman jugée trop pessimiste, a vite été remaniée par de nombreuses mains, y compris celles du réalisateur Garry Marshall et des producteurs, pour livrer un happy end que ne connaîtra pas Anora

La lune de miel n’aura pas lieu ici : sitôt les hommes de main de ses parents arrivés pour faire annuler le mariage, Vanya prend la fuite et disparaît pendant un tiers du film. Son prince charmant en fuite, seule face à trois sbires, Ani est livrée à elle-même. De corps objectifié, littéralement objet de transactions financières, Ani devient alors un corps sujet. Un corps qui hurle, qui casse, qui se défend, qui se bat et qui envoie au tapis ses trois adversaires, dans une longue séquence que n’auraient pas reniée les frères Coen. 

Cette émancipation d’Ani ne peut se faire qu’en prenant le film et les événements à rebours. La trajectoire du personnage est ainsi inversée : Ani et les trois malfrats revisitent tous les lieux de joie et de fête apparus dans la première partie du film, à la recherche de Vanya.  

Le conte merveilleux est bel et bien fini et ces lieux apparaissent sous un jour nouveau. Le penthouse des parents est un lieu de lutte ; l'écharpe offerte par Vanya devient un bâillon pour Ani, séquestrée. La boutique de bonbons, si colorée, est saccagée. Vanya, en fuite, est retrouvé dans le club de strip-tease qu’Ani avait quitté tête haute. Las Vegas devient le lieu de l’annulation du mariage et le jet privé des parents, celui de l’humiliation d’Ani, confrontée à une classe qui n’éprouve que du mépris et de la pitié pour la sienne.  

Le drame de la vie d’Ani apparait alors pour ce qu’il est aux yeux de la famille russe : la dernière excentricité d’un fils immature et mal dégrossi. Leur mariage est alors vu comme ce qu’il a toujours été : une simple transaction, dans laquelle chacun trouvait son compte. Un moyen pour Ani d’assurer ses arrières, et l’assurance d’une green card pour Vanya. 

Si Pretty Woman s’achevait sur le sauvetage réciproque de Vivian et Edward, Anora se conclut avec un retour au statu quo, à la case départ. Tout le monde retourne à sa place, à sa classe. Ani est ramenée par Igor, dans la voiture de sa grand-mère, qui tient davantage de la citrouille que du carrosse. Si la bague réapparait, Igor ne rejoue pas pour autant la scène de la demande en mariage, mais rétablit la vérité. Celle d’Anora, celle d’Igor, celle des classes populaires, loin des contes de fées et des comédies romantiques. Dans la vraie vie, régie par l’argent et le pouvoir, les princes n’épousent pas les servantes, les héritiers n’épousent pas les strip-teaseuses. Dans la vraie vie, les contes de fées n’existent pas, nous rappelle Sean Baker.  

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