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Coline Serreau :
"Ce film pose le problème du partage de l'espace commun"

Après Solutions locales pour un désordre global, Coline Serreau reprend sa caméra militante pour filmer des stages de récupération de points. Elle revient sur les leçons tirées pour elle-même de ce Tout est permis où la route apparaît comme le révélateur des maux de notre société.


D’où vous est venue l’idée de Tout est permis ?

Je ne fais jamais de films personnels car parler de moi ne m’intéresse pas. Mais il faut bien que j’assume l’origine un peu "autobiographique" de celui-ci !

Il y a huit ans, j’ai fait un stage de récupération de points. Ce stage m’a ouvert les yeux sur mon comportement au volant. Je suis d’une génération qui a commencé à conduire sans limitations de vitesse. On ne portait même pas de ceinture. Je n’étais pas particulièrement folle de vitesse, mais je roulais vite, je collais à la voiture de devant, sans me poser de questions. Et un jour, je me suis rendu compte qu’il ne me restait plus que deux ou trois points sur mon permis ! Je me suis inscrite à un stage de "récupération de points" en traînant les pieds. Pendant le stage, j’ai découvert des animateurs très intéressants et beaucoup de conducteurs inconscients, comme moi...

Qu’y avez-vous appris ?

Peut-être une certaine humilité... Dans ces stages, on nous démontre la fragilité de la perception humaine : notre vision est souvent partielle, notre temps de réaction incompressible, le cerveau a du mal à se concentrer sur deux tâches à la fois, etc... Et puis j’y ai appris à questionner mes certitudes, à examiner mon comportement de plus près.

Pourquoi décider de faire un film sur ce sujet ?

Nous vivons tous une grande partie de nos vies, que l’on soit piéton, cycliste, motocycliste, automobiliste, enfant, adulte ou vieillard sur ces espaces collectifs que sont la route et la rue, espaces que l’on considère souvent comme privés, où l’on croit qu’on est libre de faire ce que l’on veut. Ce film pose le problème du partage de cet espace commun, du partage en général, du vivre ensemble de la communauté humaine, de l’apprentissage de la citoyenneté.

J’aurais pu faire une fiction sur ce sujet, mais même avec le plus beau scénario du monde, jamais je n’aurais pu montrer les gens, les vrais, avec autant de force et de vérité qu’avec un documentaire, ni rendre la réalité de ces stages où se côtoient hommes, femmes, jeunes, vieux, de toutes origines sociales qui, en trois mots, se racontent, se dévoilent avec leurs tares, leurs faiblesses, leur touchante humanité, comme par une sorte de psychanalyse express.

Certaines répliques du film, si je les avais écrites, on m’aurait accusée de faire de la caricature, d’exagérer... Le documentaire a cette vertu imparable : ce que disent les gens, ils l’ont dit.

Comment avez-vous construit le film ?

Comme pour une enquête journalistique, j’ai réuni les principaux intervenants sur le sujet : les "pour" et les "contre", les spécialistes de la sécurité routière et les défenseurs des automobilistes, Claude Got, professeur de médecine en accidentologie, Eric de Caumont, l’avocat des points et des causes perdues, Chantal Perrichon, de l’association contre la violence routière, je voulais donner la parole à tout le monde. L’animateur de stage Robert Thibault m’a guidée dans mes recherches. C’est un homme sage, qui connaît bien son sujet. J’ai filmé aux quatre coins de la France, à Paris et en banlieue, j’ai essayé de montrer la diversité de la population, de brosser un tableau assez complet de la société française.

À Saint-Malo, par exemple, on consomme beaucoup d’alcool, mais les infractions sont les mêmes que celles qu’on peut observer dans le 17è arrondissement de Paris. Il a fallu demander à chaque intervenant l’autorisation de le filmer, tout le monde n’a pas accepté. Certains stagiaires ont préféré que leur visage soit flouté, mais la plupart ont joué le jeu.

Quel a été votre dispositif ?

Léger ! Je suis partie seule avec ma caméra et une petite aide logistique, un régisseur et un assistant. Impossible de faire entrer une équipe technique complète dans les salles, souvent minuscules, où sont regroupés les 15 ou 20  stagiaires. Et puis je voulais qu’on m’oublie, être transparente, silencieuse, absente presque, pour que la parole jaillisse librement et naturellement. J’étais donc seule dans les salles de stage. C’était la même chose avec Solutions locales pour un désordre global que j’ai tourné seule. Je cadre moi-même pour pouvoir réagir au quart de seconde : attraper en gros plan un visage, une phrase, un témoignage que je trouve forts ou révélateurs, sans perdre de temps. Je tiens à être au plus près des visages, pour que le spectateur respire avec eux, sans les juger.

Bien entendu, certains stagiaires ont dit des énormités, mais j’essaye d’avoir toujours un regard bienveillant sur les gens, c’est le fondement de mon rapport avec eux. L’empathie est essentielle, et j’ai construit le film comme un dialogue avec les personnages, comme une fiction de chair et de sang.

Les plus beaux moments sont évidemment ceux où, par un subtil processus de maïeutique, les animateurs amènent un stagiaire à une prise de conscience.

Les moments aussi où quelqu’un croit qu’il dit une chose, et où nous public, nous entendons autre chose : comme ce jeune homme qui pense dominer sa vie et sa conduite, mais qui est la victime inconsciente de son addiction à la vitesse, ou encore cette jeune femme qui se protège en transportant une batte de baseball en permanence dans sa voiture, qui fanfaronne que le premier qui l’embête, elle va le défoncer, et dont le visage dit tout autre chose : son désarroi, sa colère, sa perdition... Ou encore quand une stagiaire demande : "Ça existe les régulateurs de vitesse sur les motos ?" Et que l’animateur lui répond : "Ben oui, le régulateur de vitesse sur les motos, c’est le motard..."

Avec ce film, aviez-vous une volonté pédagogique ?

Non, on est très loin du film institutionnel, mais il fallait tout de même n’oublier aucun des "acteurs" du sujet, rappeler en douceur l’historique de la sécurité routière, aborder toutes les infractions, parler de l’alcool, du cannabis, aller dans les hôpitaux et dans les juridictions, bref couvrir toute la problématique.

Faire un film documentaire, pour moi, cela consiste à ouvrir toutes grandes les vannes au moment du tournage, à engranger du matériel sans idées préconçues. Ensuite vient le temps du montage, et là on construit le film avec rigueur. Le nombre de paramètres qui contraignent le processus du montage est énorme : clarté du propos, construction rigoureuse et progressive, non répétitive, exactitude des données, interventions vivantes et qui "passent la rampe", rapidité du récit, nécessité de donner à tous la parole sans endormir le spectateur, toucher les gens et les faire rire en même temps, les transformer sans les heurter, les séduire pour leur faire avaler la critique... Au fond on se retrouve avec exactement les mêmes contraintes que lorsqu’on écrit un scénario, sauf que là il s’écrit avec la pâte vivante et brute du matériel tourné. C’est pourquoi le montage d’un documentaire comme celui-ci peut durer entre un et deux ans.

Ce qui me guide finalement c’est le désir de transmettre la force du propos, mais aussi le plaisir de montrer des personnages qui nous ressemblent. Il n’a jamais été question pour moi de faire un film moralisateur. Tout est permis est une comédie humaine : noire et drôle en même temps. La route n’est pas qu’un jeu, nous pouvons y perdre nos vies ou celle des autres, ces «autres» qui sont souvent ceux qu’on aime le plus au monde.

À votre avis, quel est le défaut commun à ces conducteurs en infraction ?

La surestimation de soi qui est une force quand il s’agit d’avoir l’énergie d’entreprendre, de tenir en cas de coup dur, mais qui est dévastatrice au volant. Si on se croit trop fort, on meurt et on tue.

Cette volonté de puissance, cette négation de l’existence de l’autre, on la voit malheureusement à l’œuvre dans la montée actuelle d’un certain fascisme larvé, avec cette obsession de la compétition, de la "gagne", qui nie l’utilité de l’entraide, de la coopération.

Notre société évolue, heureusement, vers plus de parité et de tolérance, mais quand la tolérance gagne du terrain, les intégrismes divers et variés se cabrent, se radicalisent. En cela, la problématique de la voiture est une intéressante métaphore de notre vie politique et sociale.

Il est certes difficile de vivre ensemble, tous soumis à un certain nombre de règles "communes" dont chaque individu pense qu’elles sont inutiles pour lui-même et très utiles pour les autres. Mais finalement, on s’aperçoit que 90% des français ont entre dix et douze points sur leur permis de conduire ce qui veut dire que globalement, même si au café du commerce on râle et on piaffe, les règles de la vie en commun sur la route sont plutôt bien acceptées.

Les infractionnistes compulsifs sont minoritaires, mais ils sont quelquefois soutenus par des lobbies industriels puissants qui relayent et amplifient considérablement leurs propos dans les différents médias.

Les usagers sont-ils seuls responsables ?

Non. Les lobbies de la voiture, du téléphone, de l’alcool sont très actifs pour contrer les règles de protection des populations, quand ces règles vont contre leurs intérêts financiers.

Comment a-t-on pu accepter si longtemps que dans notre pays, 17 000 citoyens meurent chaque année sur les routes ? Et aujourd’hui il y a encore plus de 60 000 blessés par an dans les hôpitaux ! Au fond c’est une guerre silencieuse qui se déroule chaque jour. Mais il y a bien une raison à ce silence... Peut-être qu’un jour l’économie comprendra, comme dans la problématique écologique, qu’elle peut être encore plus florissante en respectant la vie de tous.

À propos des lobbies, je tiens à dire qu’il ne faut pas confondre les vignerons, ces hommes attachés à la terre et qui travaillent à faire de bons produits, avec les alcooliers industriels. Souvent, les grands alcooliers se servent des vignerons comme d’une piétaille à mettre en avant dans leur combat, en les manipulant et en leur faisant croire qu’ils ont les mêmes intérêts qu’eux. En réalité, les alcooliers et les artisans du vin défendent des valeurs bien différentes, sinon tout à fait opposées.

Pensez-vous que ce film peut changer les mentalités ?

Je ne sais pas, mais moi j’ai été émue par tellement de stagiaires comme ce monsieur déjà âgé obligé d’être conduit par son père, ou par Franck Daniel, l’ex représentant en alcools qui a la conviction du converti, ou encore par Marie, si jolie, dont la vie a basculé le jour de ses vingt ans, parce qu’elle a regardé le titre d’un CD...

Moi, en tous cas, ce film m’a changée. Non seulement je fais désormais vraiment attention à ma conduite, mais aussi beaucoup de mes certitudes ont été ébranlées. Chaque fois que j’ai envie d’injurier un crétin sur la route, je me pose maintenant la question : " Et toi, qu’est-ce que tu as fait toi, là ? Tu es sûre d’avoir raison, tu t’es regardée là ?" La vieille histoire de la paille et de la poutre...

Si mon film pouvait juste avoir le bonheur d’être aimé et de faire comprendre cela...

 

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