Après avoir fait l’objet d’une rétrospective au printemps 2024 à La Cinémathèque Française, Kenji Misumi arrive sur UniversCiné à travers quatre œuvres dédiées aux sabreurs tourmentés : La Légende de Zatoichi : Le Masseur Aveugle, Tuer, Le Sabre et La Lame Diabolique.
En occident, Misumi fut consacré orfèvre du chanbara (film de sabre) grâce à l'explosion du support physique au début des années 2000, qui permit à de nombreux cinéphiles de (re)découvrir deux sagas-phares dont il fut l'instigateur : Zatoichi et Baby Cart. Dans ses films, les lames s’entrechoquent et se maculent de sang tout en se focalisant sur des bretteurs solitaires condamnés à errer ou périr.
UniversCiné vous propose de redécouvrir un cinéaste qui a toujours su répondre aux impératifs du studio Daiei, mythique studio d’après-guerre qui fit connaître le cinéma japonais à l’international avec notamment Rashomon, La Porte de l’enfer ou Les Contes de la lune vague après la pluie. S’il fut conditionné par les désidératas de Masaichi Nagata, patron de Daiei, Misumi sut néanmoins tirer profit de ces commandes pour en développer un corpus filmique où le bushido, code moral des samouraïs, est remis en question.

L’épée comme appui
Retour au début des années 1960 chez Daiei : Kenji Misumi est plus que productif avec quatre films tournés par an. Après la méga-production Bouddha (1961) et le mélodrame La Lignée d’une femme (1962), il se voit confier La Légende de Zatoichi : le masseur aveugle (1962), croisement entre chanbara et Matatabi-mono, un genre spécifiquement japonais où les héros sont des vagabonds. Tourné à l’économie dans un somptueux noir et blanc, le film est adapté d’une nouvelle de Kan Shimozawa. Shintaro Katsu s’y impose dans le rôle de sa vie.
Joueur invétéré, le masseur malvoyant Zatoichi cache sous son apparente bonhomie une impitoyable fine lame maniant le shikomizue (« canne-épée ») avec une dextérité quasi-surnaturelle. A l’instar de Toshirô Mifune dans Yojimbo (Akira Kurosawa, 1961), Zatoichi est plongé au cœur d’une guerre entre deux clans. Sous couvert de l’œuvre martiale, Misumi active sa composante dramatique lorsque Zatoichi se lie d’amitié avec Hirate, ronin tuberculeux incarné par l’excellent Shigeru Amachi. La fragilité de Zatoichi s’intensifie lorsqu’éclot une potentielle romance avec Otane, interprétée avec justesse par Masayo Banri, déjà héroïne de La Lignée d’une femme. Triomphe au box-office, La Légende de Zatoichi : le masseur aveugle impose son héros comme icône de la pop-culture japonaise. Propulsé au rang de star, Katsu incarnera Zatoichi dans une vingtaine de films jusqu’en 1973, puis à la télévision de 1974 à 1979 avant de tirer sa révérence avec le crépusculaire Zatoichi : The Blind Swordsman (1989). En 2003, Takeshi Kitano livre sa version, suivie d’une déclinaison féminine avec Ichi, la femme samouraï (2008) et d’une ultime relecture, Zatoichi : The Last (2010). Au-delà des frontières japonaises, le personnage de Zatoichi servit également de base à d’autres guerriers handicapés du cinéma asiatique. On peut notamment citer le fameux sabreur manchot des studios Shaw Brothers incarné par Jimmy Wang Yu, puis David Chiang. En 1989, Phillip Noyce livre sa version de Zatoichi avec Vengeance Aveugle, où Rutger Hauer incarne un vétéran du Vietnam atteint de cécité et maniant le shikomizue avec autant de maîtrise que son modèle japonais. À travers Zatoichi, Misumi et Katsu ont créé un concept martial aisément transposable doublé d’un personnage tranchant les préjugés sur le handicap.

L’enfant de la destinée
Dans la foulée de La Légende de Zatoichi : le masseur aveugle, Misumi tourne Tuer (1962), sur un scénario de Kaneto Shindo (Onibaba, Kuroneko) tiré des récits du romancier Renzaburo Shibata. Raizo Ichikawa incarne Shingo Takakura, un jeune homme basculant dans une spirale de duels mortels après avoir découvert la vérité sur ses origines. Ichikawa met en avant la puissance de son personnage, créateur d’une technique imparable venant à bout de tous ses adversaires. Attentif aux personnages féminins, Misumi offre à Shiho Fujimura le rôle d’une mère tragique se sacrifiant par amour. Masayo Banri marque les esprits le temps d’une séquence marquante teintée de sensualité macabre. Elle y annonce presque les grandes héroïnes tragiques des années 1970 telles Lady Snowblood ou Oyuki, la tueuse tatouée du quatrième Baby Cart. Le film culmine lors d’un final où le héros se débat dans un labyrinthe de portes coulissantes. Avec Tuer, Misumi signe un petit précis de chanbara pictural.

Le kendo des passions
Misumi revient au récit contemporain avec Le Sabre (1964), d’après la nouvelle de Yukio Mishima. Jiro Kokubu, toujours incarné par Raizo Ichikawa, est capitaine d’un club de kendo universitaire qui s'entraîne pour atteindre la perfection physique et mentale. Misumi ajoute au récit de Mishima une sous-intrigue où Kagawa, rival de Kokubu incarné par Yûsuke Kawazu, essaie de briser la discipline de fer de son instructeur en le mettant face à la tentation de la chair. A travers ce duel psychologique, Misumi semble opposer le système traditionnel des studios japonais (Ichikawa) aux talents émergents de la Nouvelle Vague japonaise (Kawazu). Epaulé par son chef opérateur Chikashi Makiura, Misumi retranscrit dans un somptueux scope noir et blanc de nombreux passages de la nouvelle d’origine et signe une œuvre oppressante où les corps sont stimulés par la rudesse des entrainements et la découverte de la sexualité.

Master Gardener
Dans La Lame diabolique (1965), Raizo Ichikawa propose une nouvelle déclinaison du héros maudit. Il incarne ici Hanpei, un jardinier paisible à la paternité imprécise s’initiant au sabre avant d’être recruté par un officier clanique pour neutraliser de nombreux espions. Misumi fait plus que jamais de l’objet-sabre un outil de mort conditionnant le destin funeste de son propriétaire. Le vacillement progressif d’Hanpei contraste avec le décorum luxuriant où se déroule les séquences d’action. En effet, Misumi sublime les nombreuses forêts, jardins et cascades pour renforcer la picturalité de ses duels. La Lame diabolique n’hésite pas à flirter avec le fantastique en laissant suggérer que Hanpei serait issu de l’accouplement d’une femme et d’un chien. De fait, cette ascendance sert de justification à sa capacité de courir à la vitesse de l’éclair. Sur bien des points, La Lame diabolique annonce l’esthétique des futurs films de chevalerie de la mythique Shaw Brothers, notamment l’alternance harmonieuse entre décors de studio et tournage en extérieurs. Le concept d’un sabre chargé du passé de ses anciens porteurs sera repris dans La Rage du Tigre (Chang Cheh, 1971). Succédant à Tuer et Le Sabre, La Lame Diabolique permet à Misumi d’achever sa “Trilogie du Sabre” où chaque incarnation du héros maudit par Raizo Ichikawa met son destin dans la balance dès qu’il dégaine sa lame. L’amour est interdit, la parentalité est vouée à l’échec et la nature offre un répit nécessaire mais éphémère avant le duel final.

Si ces long-métrages sont symptomatiques d’un système de studio taylorisé, ils témoignent surtout de la capacité de Kenji Misumi à bâtir une œuvre thématiquement cohérente, l’imposant parmi les plus grands ambassadeurs du cinéma de sabre japonais. Epuisé par la cadence infernale des tournages, il s’éteindra en 1975, laissant pour héritage une filmographie parfaitement aiguisée.
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