Chaque année, à Bruxelles, Jan Bucquoy tente d’attaquer le palais du roi (« Cette fois j’ai gagné vingt mètres, j’avais des ailes ») dans un coup d’état permanent qui l’emmène systématiquement au trou… « Je suis Belge, c’est à dire de nulle part, dit-il. La Belgique est l’égout des autres, le champ de bataille de plus grands qu’elle. Elle a été occupée par les Autrichiens, les Hollandais, colonisée par les Espagnols, et aujourd’hui par l’Europe entière. Le jour où elle se suicidera, elle ne laissera pas de mot d’adieu. De toute façon, la Belgique n’existe pas, c’est un rêve piqué des vers. Etre belge c’est pas de gaieté de cœur, c’est être une mistake, un coup pour rien. J’aurais voulu pouvoir dire que je suis anarchiste espagnol, footballeur brésilien, pochtron polonais, philosophe parisien, maître-nageur, vie de chien. Je suis Belge, je suis rien. », écrit-il dans son livre mi-roman, mi-essai : La Vie est belge. Car Jan Bucquoy, l'auteur de La Vie sexuelle des belges, un grand œuvre regroupant six films proposé en exclusivité sur Universciné, n'est pas seulement cinéaste mais égalemen...
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Chaque année, à Bruxelles, Jan Bucquoy tente d’attaquer le palais du roi (« Cette fois j’ai gagné vingt mètres, j’avais des ailes ») dans un coup d’état permanent qui l’emmène systématiquement au trou… « Je suis Belge, c’est à dire de nulle part, dit-il. La Belgique est l’égout des autres, le champ de bataille de plus grands qu’elle. Elle a été occupée par les Autrichiens, les Hollandais, colonisée par les Espagnols, et aujourd’hui par l’Europe entière. Le jour où elle se suicidera, elle ne laissera pas de mot d’adieu. De toute façon, la Belgique n’existe pas, c’est un rêve piqué des vers. Etre belge c’est pas de gaieté de cœur, c’est être une mistake, un coup pour rien. J’aurais voulu pouvoir dire que je suis anarchiste espagnol, footballeur brésilien, pochtron polonais, philosophe parisien, maître-nageur, vie de chien. Je suis Belge, je suis rien. », écrit-il dans son livre mi-roman, mi-essai : La Vie est belge.
Car Jan Bucquoy, l'auteur de La Vie sexuelle des belges, un grand œuvre regroupant six films proposé en exclusivité sur Universciné, n'est pas seulement cinéaste mais également écrivain, metteur en scène, auteur de BD, artiste peintre et... agitateur public. Un activiste du Tout-Bruxelles foutraque et anarchiste. D'ailleurs, il vous donnera de préférence rendez-vous au Dolle Mol – rue des Eperonniers, non loin de la Grand Place –, adresse hautement recommandable qui fut un haut lieu de la contre-culture, un temps fermé, et qu'il a contribué à faire rouvrir, armes et bouteilles à la main. S'y mélangent alcolos et artistes, Wallons et Flamands, dans une belle internationale situationniste.
C'est que s’il travaille, publie, filme et conspue en français, le Bucquoy est Flamand, un vrai de vrai, né dans la banlieue de Courtrai, à Harelbeke. Une grande rue et des brasseries. Sa grand-mère en avait une, immense. Mais les Flandres à l'époque c'était la misère, et les flamands, des loqueteux traités de haut par les Wallons. Le français y était dès lors la langue des élites, fus-t-elles flamandes. A 12 ans, sa mère l'envoya donc à l'école chez les Wallons d’en face, à Mouscron. « C’était la porte ouverte à l’élévation matérielle, ironise-t-il… Je dis ça, mais c’est ce qui m’a sauvé la vie. A la bibliothèque publique de Courtrai, les trois quarts des livres étaient en français. J’ai voulu tout lire et j’ai tout lu. J’ai commencé par Jacquou le Croquant. Sans transition je suis passé au Mythe de Sisyphe, de Camus. A cette question que je me posais : “la vie vaut-elle la peine d’être vécue ?” Camus répondait : non. Me poser cette question me libérait de cette longue culture de soumission. J’étais libre de me rebeller. »
Jan Bucquoy ou la dérision comme arme contre l’oppresseur. Comme Till L’espiègle, ce personnage que l’on retrouve dans tout le nord de l’Europe, saltimbanque malicieux utilisant l’humour pour moquer ses contemporains, dont l’écrivain Charles de Coster fit un héros flamand en lutte contre le joug espagnol. « Le flamand ce n’est pas franchement un peuple généreux, mais il a un côté fellinien. On gueule. On parle beaucoup de cul. Les femmes sont fortes et généreuses. On monte sur les tables, on se défroque, on boit de la Duvel ou de la Chimay bleue qui rend euphorique... », se marre-t-il. « La soumission des Flamands devant les Wallons, c’est fini. Exit. Terminée. La revanche est prise. Les 32 bistrots de ma rue à Harelbeke ont tous fermé. Maintenant il ne leur reste que la télé – la soumission mondiale – et une arrière-garde de vengeance qui ne m’amuse plus du tout. »
C'est peut-être ce qui l'a sauvé, Bucquoy : d'avoir changé de rue, franchit la frontière, gouté le goût d'en face. Anarchiste-bohème, situationniste-insituable, internationaliste sans internationale, terroriste surréaliste, il ne doit rien à personne, emmerde ceux qui l'emmerdent, critique la critique, et mêle dans ses films, ses livres et ses peintures, cette histoire intime; la sienne, à la grande Histoire... Ainsi il aura eut mille vies. Comme metteur en scène de théâtre faisant scandale à Paris avec Les Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder où une handicapée était poussée sur une chaise... Comme conservateur de l'inenarrable Musée du slip, qu'il a lui-même créé... Ou comme soiffard exalté aux comptoirs des bars de Bruxelles, d'Ostende et de partout, quand sur la ville tombe la pluie, avec son pote le chanteur Arno, ou son complice Noël Godin, « l'entarteur », qui s'est fait une spécialité mondialement reconnue de saluer d'une tarte à la crème les personnalités jugées imbuvables...
Un jour, en 2000, Jan Bucquoy est retourné à Harelbeke. Il y a rouvert le vieux cinéma. « Une belle aventure... Et puis ça s'est gâté, raconte-t-il, quand j'ai voulu me présenter comme bourgmestre... Je suis immédiatement redevenu le paria. » Dans la maison de Bruxelles où il expose, la peinture à l’huile dégouline sur la toile comme de la vieille chair mal retenue. Jaune, rouge, et noire : Belgique. Seul le dernier tableau est bleu, blanc, rouge. Les couleurs de son exil à venir, proclame-t-il, en se marrant de la dernière crise gouvernementale qui voit s'opposer à Bruxelles dirigeants wallons et flamands : « Cela fait longtemps que je pense que ce pays est dans les sables mouvants. Mais là je sens que rien ne sera plus comme avant, cela s’est disloqué dans les têtes. Et puis comment faire un coup d’Etat dans un pays où il n’y aurait pas d’Etat ? »
Laurent Carpentier
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