Douze longs métrages en quarante-huit ans, d'autres réalisateurs on fait mieux. En revanche, une bonne quarantaine de récompenses internationales, de multiples Oscars et Césars, un Voile d'or de Locarno, un Ours d'or et d'argent de Berlin - il n'y a guère que la palme cannoise qui lui ait échappé – font de Miloš Forman un des cinéastes les plus récompensés du circuit, jusqu'à ce Prix Lumière décerné en 2010, couronnement provisoire d'une carrière brillante, modestement commencée en 1963.
Modestement : diplômé de la Famu, l'école pragoise de cinéma, puis assistant d'Alfred Radok, cinéaste alors célèbre en Tchécoslovaquie, Forman, associé à son ami Ivan Passer, tourne à la suite en 1963, caméra 16 mm à l'épaule, deux moyens métrages documentaires, Concours et S'il n'y avait pas les guinguettes.
Tout ce qui fera la nouveauté du jeune cinéma tchèque lorsqu'on le découvrira quelques années plus tard, est déjà là, à l'état brut, dans cette manière de filmer de plain-pied les candidats chanteurs de rock à une audition, visages cueillis dans la foule, mimiques et gestuelles captées au plus près. Cette justesse et cette fraîcheur du regard n'ont guère d'équivalents dans le cinéma d'alors, sinon dans les documentaires du "free cinema" anglais ou chez le Jacques Rozier de Blue-jeans et d'Adieu Philippine.
L'année suivante, L'As de pique, qui circula d'abord dans les ciné-clubs comme Pierrot noir (traduction littérale du titre original), constitua l'événement du Festival de Locarno. Cet adolescent sans charme, apprenti vigile dans une supérette, maladroit dans ses rapports avec ses parents, son patron, sa petite amie, empêtré dans sa bourgade entre travail sans intérêt, flirts inachevés, et bals hebdomadaires sinistres, est un portrait sans retouches d'une jeunesse sans illusions sur une société bloquée, qui devra attendre encore quelques années son "printemps".
Filmé au ras des personnages, L'As de pique, jouant sur les temps morts – une succession de micro-événements sans effets dramatiques -, est un beau témoignage sur la façon dont la modernité qui s'ébauchait alors dans le cinéma occidental trouvait son écho à l'Est, dans la construction d'un nouveau regard. Au plus près du réalisme (les acteurs, non-professionnels, improvisent sur le canevas fourni par Forman avant chaque scène), le film échappe à l'étroitesse de son sujet par l'empathie : Petr est un personnage emblématique, représentatif du temps et de l'espace d'une jeunesse en attente, qui ne supporte plus les structures imposées (les adultes donneurs de leçons, les parents envahissants et dogmatiques), sans savoir encore vers quelle direction se tourner.
L'héroïne des Amours d'une blonde portera le même espoir informulé : ouvrière à l'usine de chaussures de Zruc, logée en foyer de travailleuses, elle croit pouvoir fuir son destin bloqué en allant retrouver à Prague son amant d'un jour, musicien de passage ; elle y trouvera la même fermeture d'esprit que dans sa province, les mêmes lâcheté et exclusion ordinaires, et rejoindra dans son foyer ses camarades aussi mal loties qu'elle. Le travail sans joie, le bal du samedi aussi sinistre que dans le film précédent, la vanité de l'expérience amoureuse, tout est réuni pour un constat sans horizon. Mais, comme L'As de pique, le film évite le misérabilisme grâce à la justesse du personnage et la vérité de ses rapports au monde, comme dans la belle scène d'après l'amour où elle s'abandonne, dans une nudité scandaleuse pour la Tchécoslovaquie de 1965.
Le film connut en France un triomphe critique qui entraîna dans son sillage la sortie d'œuvres d'autres cinéastes nationaux, Ivan Passer, Jiří Menzel, Věra Chytilová, Evald Schorm, jusque-là réduits aux festivals et aux ciné-clubs. Le jeune cinéma tchèque était lancé ; il durera le temps de quelques saisons, avant la fuite de certains à l'étranger et la mise au silence par la censure de quelques autres.
Après un Au feu, les pompiers (1967) moins mémorable, Forman échappa à la "normalisation" d'après août 1968 en passant aux États-Unis. Son premier film sur le nouveau continent, Taking Off (1971) gardait la trace de l'acuité de sa vision, transférée sur une réalité neuve pour lui, la middle-class américaine confrontée au phénomène hippie. Bel exemple d'adaptation réussie à ce qui deviendra sa nouvelle patrie (il sera naturalisé en 1977), on y retrouve son aisance à dépeindre les générations en conflit, son regard critique (les candidats chanteurs du début, tout droits venus de ses premiers films). Par le thème et la manière, Taking Off est à la fois sa dernière œuvre tchèque et sa première œuvre américaine.
Succès public (Grand Prix du jury à Cannes 1971) et critique, le film inaugure pour Forman une nouvelle carrière tapissée de quelques chefs-d'œuvre, qui appartiennent désormais à la grande histoire du cinéma : Vol au-dessus d'un nid de coucous, Hair, Ragtime, Amadeus, Larry Flint, Man on the Moon, Les Fantômes de Goya, tous couverts de médailles d'or et d'argent, tous marqués d'une maîtrise supérieure, quoique n'excluant pas les retours de fortune, comme le prouve l'échec commercial de Valmont (1989), adaptation du roman de Laclos, tournée en même temps que Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears et balayée par le succès de celui-ci.
Mais malgré l'éclat incontestable de tous ces titres, que les visions successives ne ternissent pas, on ne peut que conserver une tendresse certaine pour la première période de leur auteur : c'est sans doute là, avec ses acteurs d'occasion, ses moyens techniques limités, sa petite musique très précisément en harmonie avec ses sujets, que Forman a été le plus lui-même, comme, au même moment, Polański ou Skolimovski dans leur Pologne d'origine.
Lucien Logette