On lui a reproché son goût pour l'inscription immédiate de l'actualité dans ses films, de Nixon à World Trade Center, et parfois (souvent !) son manque de légèreté. Certes. Oliver Stone n'est pas Max Ophuls. Mais l'examen de sa filmographie ne révèle pas plus de scories que celle de Scorsese ni plus de facilités que celle de Spielberg – sans parler de celle de De Palma… En tout cas, en vingt-cinq ans et presque autant de titres, il a dessiné, de façon convaincante, un portrait tout à fait ressemblant de l'Amérique moderne, tourmentée, violente et ambiguë.
Enfant de la bourgeoisie financière aisée, il entre à l'université de Yale à 20 ans, en est exclu à 20 et demi, s'engage et s'embarque pour le Viêt-nam à 21 – il n'est pas vraiment un produit de la contre-culture des années 60, ni du genre à brûler ses papiers pour protester contre la guerre. Il en reviendra décoré, et chargé de suffisamment de souvenirs pour nourrir son imaginaire : le titre de son film de diplôme, en 1971 (il a repris des études en cinéma), sera Last Year in Vietnam.
Après un premier long dont on ne sait rien (Seizure, 1974), il écrit des scénarios pour des cinéastes haut de gamme, Alan Parker (Midnight Express, 1978), John Milius (Conan le Barbare, 1982), Brian De Palma (Scarface, 1983), Michael Cimino (L'Année du Dragon, 1985), Hal Ashby (Huit millions de morts en sursis, 1986), ce qui lui procure une carte de visite suffisante pour se lancer dans la réalisation, et il enchaîne, entre 1985 et 1986, deux grosses productions, Salvador et Platoon. Le point de vue inhabituel du premier – un journaliste s'engage dans la guerilla luttant contre la dictature militaire salvadorienne en 1980 – et violemment antiguerre du second – la description des pratiques honteuses des soldats et des officiers sur le terrain vietnamien est terrible – et la puissance avec laquelle l'un et l'autre sont réalisés ne trompent pas : un cinéaste est né.
Ce que confirme Wall Street, qu'il tourne ensuite. La réussite du film est cependant teintée d'ambiguïté. La peinture exacte des comportements des traders new-yorkais se voulait dénonciatrice ; en définitive, le yuppie Gordon Gekko, arriviste sans scrupules (rôle qui vaudra à Michael Douglas un Oscar en 1987), devint immédiatement un modèle pour les jeunes loups des années 90 fascinés par le monde impitoyable et lucratif de la haute finance.
Vingt-cinq ans plus tard, le film apparaît comme une œuvre prémonitoire sur l'empire de l'argent-fou – vérifiée par la suite que Stone lui fournira en 2010, Wall Street : L'argent ne dort jamais, par ailleurs bien moins convaincante. Même si l'auteur tente de démythifier la finance en y ajoutant des personnages qui la contestent, le combat est terminé, la Bourse a gagné. C'est là un des problèmes que le cinéaste devra affronter constamment : le décalage entre ses intentions et la réception de ses films, parfois incompris ou appréciés pour des raisons qui n'étaient pas celles qui le motivaient.
Ainsi Né un 4 juillet (1989), second volet de sa trilogie sur la guerre du Viêt-nam, peut-être le plus fort des trois (en tout cas, beaucoup plus que l'ultime Entre ciel et terre (1993), inégal et plus démonstratif), qui récolta deux Oscars, ceux du meilleur réalisateur et du meilleur montage, a-t-il été reçu à la fois par les uns comme un film démystificateur des valeurs guerrières (juste adaptation de l'autobiographie de Ron Kovic) et par d'autres (heureusement moins nombreux) comme un film patriotique au premier degré. Les sujets choisis par Stone contiennent en eux-mêmes leur contestation éventuelle.
Si réaliser une biographie du chanteur Jim Morrison, vingt ans après sa disparition (The Doors, 1991) était sans grand danger, sinon de voir relever les erreurs historiques par des fans pointilleux, s'attaquer à des sujets aussi brûlants que John Fitzgerald Kennedy ou Richard Nixon était d'une autre nature. Même si, dans JFK (1991), Stone ne traitait pas du président lui-même mais des circonstances de son assassinat et du complot éventuel qui le précédait, le fait d'adopter les conclusions de l'enquête (controversée) du procureur Garrison – et en s'autorisant, dans la reconstitution du déroulement des faits, quelques accommodements qui lui furent évidemment reprochés – était une manière de prendre parti, donc de prêter le flanc à la critique.
Tout comme réaliser, immédiatement après son décès, un biopic de "Tricky Dick", le président le plus contesté de l'histoire des USA (Nixon, 1995), en en faisant – inconscience, provocation ou syndrome de Stockholm ? - un portrait en définitive positif, ne pouvait que déclencher des polémiques. Polémiques dans lesquelles, préfigurant Michael Moore, le cinéaste s'est toujours senti à l'aise.
Formellement, Stone est souvent plus attiré par l'excès ou la surcharge que par la mesure. Quentin Tarentino, insatisfait de la façon dont il avait tourné son scénario Tueurs nés (1994), au point de vouloir retirer son nom du générique, n'avait pourtant pas été trahi : le film est fidèle à l'esprit et à la lettre du modèle tarantinien, c'est-à-dire violent et déjanté, supportable si on décide de le voir, au moins, au second degré. Stone eut beau affirmer sa volonté de critique, celle des médias fabricants d'événements, il est difficile d'accepter sa fascination devant la cavale de son couple d'assassins en série. Idem pour L'Enfer du dimanche (1999), malgré la performance d'Al Pacino en entraîneur de football américain, où la satire annoncée des milieux sportifs frappe moins que la vision complaisante du tabassage ordinaire sur le terrain. Comme si Stone ne savait pas où s'arrêtait la frontière et pensait que le spectacle de la violence suffisait pour dénoncer la violence du spectacle.
Rarement un cinéaste aura porté à l'écran autant de personnages politiques célèbres - même Fidel Castro fit l'objet d'un documentaire en 2003 (Comandante). Ayant un peu épuisé sa liste et délaissant ses contemporains, Stone choisit, en 2004, de mener à bien un très ancien projet, la vie d'Alexandre le Grand.
Première œuvre en costumes, d'une longueur imposante – presque 180 minutes, comme souvent chez lui -, Alexandre éveilla des positions contrastées, les uns n'y voyant qu'une "vision figée et académique", d'autres un film "séduisant et profond, remarquablement scénarisé". En réalité, Stone semble ne pas avoir été tout à fait à la hauteur de son ambition, celle de décrire métaphoriquement le pouvoir dans sa version éternelle.
S'il est plus satisfaisant que d'autres péplums récents comme Troie ou 300, on peut préférer Stone lorsqu'il redevient le mémorialiste de l'Amérique contemporaine, même si World Trade Center (2006) n'est pas le grand film sur le 11 septembre qu'il voulait être, et même si W (2008) est le moins réussi de la trilogie des présidents américains – il faut reconnaître que dans l'ordre de l'inexistence romanesque, George W. Bush, qui est lui-même son propre pastiche, représente un sommet et qu'il faudrait un génie pour en faire un héros de quelque intérêt.
On devine le rêve que poursuit Oliver Stone depuis ses débuts : mettre sur un écran l'équivalent du "grand roman américain" qui a empêché de dormir tout ce qui compte dans la littérature des États-Unis du XXe siècle, de Theodore Dreiser à John Updike, via Dos Passos ou Hemingway.
Aucun autre cinéaste américain n'a autant été un "témoin de son temps" historique, et, à travers sa filmographie, on peut relire une histoire des cinquante dernières années, avec ses grands moments, ses enthousiasmes et ses horreurs. Ne serait-ce que pour cette chronique immédiate, et même si elle s'intéresse plus aux événements majeurs qu'à la sociologie, on peut tenir son rôle comme nécessaire.
Lucien Logette