Né le 23 juillet 1903 à Montpellier, décédé le 4 décembre 1985 à Paris, Roger Leenhardt représente l'exemple assez rare d'un auteur dont l'importance et l'influence sont inversement proportionnelles, en quantité, à celles de l'œuvre. Celle-ci se réduit à deux longs métrages (et un téléfilm) et à des courts métrages de commande, fort estimés mais peu vus, car destinés à des réseaux pédagogiques.
En revanche, son rôle de théoricien et de critique, dans les années trente et quarante, fut déterminant sur André Bazin et, par contre-coup sur toute la génération des premiers Cahiers du cinéma, donc la Nouvelle Vague (Godard lui fit même incarner l'"intelligence" dans Une femme mariée en 1964).
Sa trajectoire est très classique : des études supérieures de philosophie, des collaborations à des revues de haut niveau, comme Esprit où il tient la chronique du cinéma, et, en parallèle, la réalisation de courts métrages, dès 1934.
Films sur des sujets imposés, le pétrole, la moquette, la radio, qui n'ont pas laissé de traces (comme la plupart des documentaires d'époque), jusqu'à Naissance du cinéma, qu'il tourne en 1947, sur un texte de Georges Sadoul, excellent moyen métrage sur les pionniers du septième art, un peu dépassé aujourd'hui mais qui connut une grande diffusion via les ciné-clubs.
Même après avoir réalisé son premier long métrage, en 1948, il continua à tourner des bandes didactiques, tant sur des thèmes éducatifs, les mines, le sang, Paris, que sur des thèmes culturels, Hugo, Valéry, Pissarro ou Renoir. Il sacrifia parfois à la fiction : Le Beatnik et le minet, en 1967, permettra à ses quelques spectateurs de découvrir un acteur débutant mais qui n'en restera pas là, Gérard Depardieu.
Mais ces activités productives ne l'empêchent pas de continuer à écrire sur le cinéma et il participe aux plus intéressants périodiques des années quarante, Les Lettres françaises, Fontaine, et L'Écran français, tribunes qui lui assurent une forte audience parmi les intellectuels et les cinéphiles. Il y croise André Bazin, de quinze ans plus jeune, qui trouve en lui un modèle de réflexion et d'écriture. Bazin le saluera comme "une éminence grise de la chose cinématographique, l'un des rares hommes qui ont fait que le cinéma français ait une conscience." (La Revue du cinéma, n° 14, juin 1948).
Ils fondent ensemble, avec Cocteau et quelques autres, le ciné-club Objectif 49, qui organise la même année le Festival du Film maudit de Biarritz, manifestation marquant le premier rassemblement de l'équipe qui créera, deux ans plus tard, les Cahiers du cinéma. Une période de la cinéphilie commence, dont Leenhardt sera partie intégrante.
Mais avant Objectif 49, il avait fait ses débuts dans le long métrage, en réalisant l'année précédente, Les Dernières Vacances, joli film étonnant, hors du temps et des modes et sans guère d'équivalent dans le cinéma d'avant et d'après. Cette chronique de l'adolescence qui s'enfuit, au fil des vacances entre cousin et cousine, dans le grand domaine familial devenu trop lourd à gérer (Downton Abbey n'a rien inventé) est tissée de presque rien : des rapports amoureux ténus et inavoués – ceux que l'on pouvait avoir à 15 ans dans les années trente -, la sensation physique de l'été et du soleil sur la garrigue, la perception confuse d'une fin, fin de l'enfance, fin des vacances, fin d'un monde qui s'éteint – et première désillusion, pour reprendre un titre de Carol Reed.
Le thème n'est pas neuf, il pourrait être celui d'un roman de Giraudoux ou de Larbaud ; la nouveauté, elle est dans l'approche qu'en offre Leenhardt, approche "littéraire" peu fréquente à l'époque et qui surprit, mais que le jeu des jeunes acteurs, Odile Versois et Jacques François, fait aisément passer.
Leenhardt débutait dans la fiction et c'est cette fraîcheur narrative qui fait tout le charme du film. Bazin intitule fort justement le long article qu'il lui consacre dans La Revue du cinéma : "Le style, c'est l'homme même." Derrière les quelques maladresses du néophyte, il y avait un style, naturel et réfléchi à la fois.
Les Dernières Vacances conserve cette grâce fragile des œuvres tout emplies du souvenir de l'enfance, Le Grand Meaulnes ou Marianne de ma jeunesse. Le film connut un succès limité aux amateurs exigeants, mais curieusement, fit son chemin et il conserve, dans chaque Histoire du cinéma français des années quarante, son rang d'œuvre mémorable.
Peut-être les tracas et la complexité d'un long métrage de fiction avaient-ils été trop contraignants pour Leenhardt. Toujours est-il qu'il retourna dans l'univers du court. Avec bonheur, car la quinzaine de titres qu'il signa entre 1948 et 1961 sont du meilleur niveau – au moins pour ceux qui furent accessibles, tels son François Mauriac (1954) ou son Frédéric Bazille : le Maître de Montpellier (1960). Les qualités fondamentales du cinéaste, sa culture, son intelligence et son écoute avertie, y apparaissent pleinement.
Mais en 1961, l'occasion de réaliser de nouveau un long métrage de fiction se présente et Leenhardt écrit, produit et tourne Le Rendez-vous de minuit. Non plus avec des comédiens débutants, comme pour Les Dernières Vacances, mais avec des valeurs plus affirmées, Lilli Palmer, Michel Auclair et Maurice Ronet.
Le contexte a changé, le phénomène Nouvelle Vague, qu'il a aidé à naître, est à son sommet et un sujet aussi particulier que celui de cette femme déchirée qui confond sa vie et le cinéma (elle s'identifie à l'héroïne suicidaire du film qu'elle vient de voir) et que les efforts de son partenaire de hasard ne suffiront pas à sauver, n'aurait sans doute pu être mené à bien lors de la décennie précédente – Resnais, Kast, Truffaut, Varda avaient ouvert une voie différente.
Deux êtres se rencontrent et une étrange musique s'élève dans leur cœur : le titre du roman de J.A. Schade correspond parfaitement à l'intrigue du Rendez-vous de minuit : en une heure trente, les deux étrangers vont accomplir l'un vers l'autre un trajet étonnant, qu'un critique décrivit comme "un coup de foudre de la connaissance, où tout pourra être accompli sans que rien ne soit consommé" (Michel Flacon, Cinéma 62 n°68, été 1962).
Encore une fois, l'aspect "littéraire" du thème (c'est un sujet de roman) se traduisait par une mise en scène sans tape-à-l'œil – toujours la formation classique de l'auteur -, à contre-courant de la plupart des films signés par le groupe des Cahiers. Le Rendez-vous de minuit vaut encore par la remarquable prestation de Lilli Palmer, parfaite, comme à son habitude.
Fidèlement, Leenhardt revint aux courts métrages – encore une bonne dizaine entre 1961 et 1977, date de son Renoir ou Du plaisir à la joie. Pourtant, les projets de long ne manquaient pas, puisqu'il avait pour objectif une "trilogie méridionale", commencée avec Les Dernières Vacances et dont les volets suivants se seraient intitulés Une fille dans la montagne et Les Vendanges.
Le premier d'entre eux trouva, curieusement, un abri à la télévision, en 1964 ; selon ses spectateurs d'époque, c'était "un film sur le temps qui passe, entre paradis perdu et jeunes amours, avec des secrets enfouis dans de vieilles armoires" (Jean-Pierre Pagliano, Jeune Cinéma n° 361/362, automne 2014). Leenhardt avait encore une fois fait appel à des acteurs peu connus, mais qui allaient tracer leur route, Caroline Cellier et Jacques Higelin. On ne peut que regretter que le téléfilm soit aujourd'hui invisible. Quant au dernier volet, il est demeuré dans les limbes.
L'œuvre cinématographique est courte – il s'en explique dans ses souvenirs, Les Yeux ouverts (1979) -, mais tout à fait intéressante, expression d'un courant peu illustré dans le cinéma français, celui d'un intimisme intelligent. Restent deux films rares.
Leenhardt aurait pu être romancier, il a choisi le cinéma, avec raison : il aurait été un romancier comme il y en a beaucoup, il fut un cinéaste comme il y en a peu. Son œuvre de critique mériterait une anthologie, en ce qu'elle préfigure celle qui a compté dans la seconde moitié du siècle : si le titre d'un de ses articles dans L'Écran français ("À bas Ford, vive Wyler !") fut longtemps moqué, il y justifiait pourtant son slogan de façon pertinente ; encore eût-il fallu le lire jusqu'au bout.
Lucien Logette