En 1957, son premier film témoigne d'une maîtrise exceptionnelle. Douze hommes en colère est un saisissant jeu de rôles sur le citoyen et la machine judiciaire. Dans ce huis clos magistral, chaque personnage représente un type d’Américain confronté à la complexité de la vérité et à sa propre responsabilité. Le refus d’un seul homme d’accepter une version trop simple d’un fait divers entraîne une réflexion passionnante sur la conviction et le poids des mots. Le casting et la direction d’acteur est parfaite et Henry Fonda trouve ici un de ses meilleurs rôles. Loin de paraître théâtral, le film utilise aux mieux toutes les possibilités du cinéma (comme les changements progressifs de focale pour augmenter la sensation d’étouffement) et propose déjà quelques uns des thèmes majeurs du cinéaste.
Ses films suivants confirmeront son amour pour la scène, avec des adaptations prestigieuses comme L’Homme a la peau de serpent (1959), d’après Tennessee Williams avec Marlon Brando et Anna Magnani ou encore Long voyage dans la nuit (1962), huis clos oppressant sur une famille en décomposition, avec, entre autres, Katharine Hepburn.
En 1964, ce goût pour les espaces restreints où se concentre l'action s’affirme encore avec Point Limite, magistral thriller paranoïaque sur la guerre froide où le parti pris de rester du côté américain, donne au film une force incroyable. Absolument dénué du moindre espoir et pourtant d’un réalisme implacable, Point Limite reste le plus bel exemple de retranscription de l’atmosphère si spéciale de tensions entre les deux blocs. Henry Fonda, parfait en président des Etats-Unis, apporte au chef d’œuvre sa touche finale. En 1966, Le Groupe, trop méconnu, est un élégant portrait collectif féminin qui surprend.
Les années soixante-dix verront la maîtrise de Lumet s’allouer un nouveau domaine : le film policier. Le Gang Anderson (1971), Serpico (1973), Un après-midi de chien (1975) et Le Prince de New York (1981) partagent le même réalisme intransigeant et une direction d'acteurs exceptionnelle. Si dans le premier de ces films, on découvre un Christopher Walken débutant et un Sean Connery prouvant qu’il peut-être autre chose que James Bond (Lumet lui offrira deux rôles aussi forts avec La Colline des hommes perdus et The Offence), c’est surtout Al Pacino qui impressionne dans les deux suivants, diptyque New-Yorkais qui montre le côté policier puis le banditisme avec la même âpreté.
Curieusement, alors qu'il semblait dans une période de créativité fructueuse, Lumet alterne au fil des décennies suivantes échecs spectaculaires (The Wiz, 1978, remake black du Magicien d'Oz avec Diana Ross et Michael Jackson, ou Gloria, en 1999, remake du film de Cassavetes avec Sharon Stone en place de Gena Rowlands) avec des grandes productions soignées mais sans génie Le Crime de l’Orient-Express (1974), Le Lendemain du crime (avec Jane Fonda et Jeff Bridges)... mais en offrant aussi au moins un chef-d'oeuvre avec le percutant Network (1976) satire féroce d’un milieu audiovisuel que le réalisateur connaît si bien. Mise en scène nerveuse, acteurs virtuoses, propos terrifiant, Lumet est encore une fois à son meilleur. Sa critique des médias, virulente sans jamais perdre en crédibilité, reste d’une étonnante actualité.
Régulièrement négligé par la critique, puis redécouvert, puis oublié, puis encensé... Lumet arrive toujours à surprendre. Entre deux films médiocres ou ratés, c'est un grand Lumet qui signe Le Verdict (1982), retour au film de procès, à la tonalité mélancolique, où les tentatives de rédemption d’un Paul Newman pathétique ne seront pas intégralement récompensées. En 1988, c'est A bout de course qui marque les cinéphiles, racontant comment les dérives contestataires des années soixante-dix laissent des traces parfois imprévues. Avec un River Phoenix impressionnant et une histoire toute en sensibilité et en émotions pudiques, c'est aussi une très jolie réflexion sur l’entrée dans l’âge adulte.
Mais il faudrait reconsidérer des films passés trop inaperçus, et pourtant excellents, comme Daniel, A la recherche de Garbo, Une étrangère parmi nous ou Dans l'ombre de Manhattan pour rendre à Lumet une place de choix parmi les classiques hollywoodiens, même si ses dernières tentatives, que ce soit un film de procès avec Jugez-moi coupable (2006) ou un nouveau braquage familial avec 7h58 ce samedi-là (2007), loin d'être déshonorants, n'apportent rien à la filmographie de celui qui restera l'un des grands maîtres du cinéma américain des années soixante et soixante-dix.