" Produit par les studios Dovjenko de Kiev, le cinquième long-métrage de Paradjanov célébre le centenaire de l’écrivain ukrainien Mykhailo Kotsiubynsk en adaptant un des récits de ce dernier, publié en 1912 et intitulé Les ombres des ancêtres oubliés (c’est aussi le titre original du film), dont l’action est située dans la communauté des Goutzouls (ou Houtzoules) vivant dans les Carpates ukrainiennes.
Le cinéaste, qui s’était déjà intéressé aux traditions populaires ukrainiennes dans des courts métrages tels que Zolotye ruki / Les Mains d’or ou Dumka (tous deux de 1957), déclarait, dans un entretien réalisé au moment de la sortie française en 1966, percevoir dans le texte de Kotsiubynsk cette ligne où la nature devient l’art et où l’art devient nature. Il s’est immergé pendant des mois avec son équipe dans le mondes des Goutzouls, se laissant, selon ses propres dires, entraîner par la matière première du récit, par son rythme et son style, afin que littérature, histoire, ethnographie et métaphysique se fondent en une unique vision cinématographique.
Alors que ses fort belles réalisations précédentes (Andriyesh, Le premier gars, Ukrainskaya rapsodiya, Une fleur sur la pierre) restaient relativement classiques et soumises aux canons en vigueur dans le cinéma soviétique de l’époque, celle-ci s’en écarte résolument et, entrant de plain-pied, comme l’indique un carton du générique, dans un monde de légende encore vivante, débarrasse la "vision" populaire de tous les fards du musée (Paradjanov dixit). En douze chapitres météorologiques correspondant aux mois d’une année, le film ose un langage cinématographique inédit, pictural, dont la force poétique explosive doit moins aux nombreux mouvements de caméra et au montage virtuose qu’à une esthétique du collage, de la juxtaposition d’éléments hétérogènes proche de celle pratiquée par Pasolini et accomplissant le prodige d’un cinéma aussi moderne que primitif.
L’ancrage ethnographique scrupuleux, maniaque, et en même temps totalement réinventé, n’est qu’un des axes de cette esthétique du sacré, ritualisée, qui confronte la crudité nue de la tragédie au carnavalesque et célèbre la beauté à peine soutenable d’un monde où chaque visage, chaque objet, chaque son (les chants traditionnels, les caverneux appels des trâmbiţa, sorte de cors des Alpes), acquiert une prodigieuse matérialité menacée."
Claude Rieffel