"... contrairement au remake qui organise son oubli, la récriture est également une reconnaissance de l’auteur de l’œuvre première. Le cinéaste en tant qu’auteur s’impose, également, dans son opposition aux contraintes que fixe le système de production.
En réalisant Cuadecuc vampir, Portabella ne fait pas que s’attaquer à un genre particulièrement en vogue dans l’Espagne des années soixante et soixante-dix. Il fait le choix de récrire un film commandité par la maison de production britannique Hammer dont chacun sait qu’elle parvint à imposer une forme d'orthodoxie esthétique facilement repérable par le spectateur, une sorte de cahier des charges auquel devaient se plier les cinéastes qu’elle employait. La récriture de El conde Dracula peut alors se comprendre comme une contestation de ce pouvoir exorbitant du producteur qui met en péril la créativité de l’auteur.
Enfin, la récriture suppose la mise en place d’un nouveau type de relation avec le spectateur. Fonctionnant sur le mode de l’allusion, l’intertextualité n’établit de connivence qu’avec un spectateur privilégié, voire initié. Elle est volontiers élitiste. L’auteur peut dissimuler les clés permettant de déchiffrer les références intertextuelles. Il a en son pouvoir de faire obstacle à une lisibilité trop facile de ces références et de n’en réserver la compréhension qu’à un spectateur disposant d’une compétence culturelle dont il fixe le degré. En revanche, du fait de son caractère explicite, la récriture donne au spectateur les outils lui permettant de participer au jeu du décodage. Elle met auteur et spectateur sur un pied d’égalité (...)
La réflexivité mise en œuvre dans Cuadecuc vampir, les références constantes au genre et le dialogue instauré avec le film de Jesús Franco servent une réflexion sur l’écriture cinématographique et sur la question de l’auteur. Une réflexion qui fait écho à des préoccupations esthétiques qui s’expriment bien au-delà du cercle restreint que forment les cinéastes catalans. On sait notamment la dette contractée par l’Ecole de Barcelone à l’égard du nouveau cinéma français, lui-même héritier du formalisme russe. Cuadecuc vampir témoigne de cette filiation en reprenant à son compte les éléments caractéristiques de ce nouveau cinéma, tels que les énumère Claude Murcia dans Nouveau roman, nouveau cinéma (Nathan, 1998) : « la désorganisation des coordonnées spatiotemporelles, l’érosion du personnage, la marginalisation des contenus humains, la destitution de principes narratifs régis par une logique causale, le traitement prioritaire de la recherche formelle ».
La notion de réflexivité, elle-même, présente dans toute œuvre d’art et devenue depuis plus d’un siècle un lieu commun de la critique, a connu son heure de gloire aux. temps du Nouveau Roman (contemporain de l’Ecole de Barcelone) qui voyait en elle « [l’une des manifestations majeures de l’autonomie du champ littéraire ».
Dans les films de l’Ecole de Barcelone, les marques d’énonciation se multiplient au risque de devenir un tic d’écriture. Le regard à la caméra y est monnaie courante (Cuadecuc-vampir, Brillante porvenir). Dans le prologue de Dante no es únicamente severo, on voit une actrice au maquillage, on assiste au début du tournage, les auteurs du film, Jacinto Esteva et Carlos Duran font une rapide apparition. Un clap apparaît dans Umbracle.
Si Cuadecuc vampir en fait son sujet, plusieurs films de l’Ecole de Barcelone reprennent en passant l’idée du tournage du film dans le film qui avait été explorée par Fellini ou Bergman et qui, dans les années soixante, s’impose, au risque de lasser, comme un lieu commun du cinéma d’art.
Il serait superflu de citer ici le nom de Mallarmé dont le célèbre Sonnet en X, primitivement intitulé Sonnet allégorique de lui-même, annonce l’avènement d’une écriture tournée vers elle-même, si l’Ecole de Barcelone n’avait explicitement revendiqué son influence par la voix de Joaquín Jordá. Il est clair qu’aux yeux des membres de l’Ecole de Barcelone, la mise en abyme souligne la matérialité du récit filmique au détriment de son aspect référentiel. On devine la valeur subversive d’un tel discours..."
Jean-Paul Aubert, "L'Ecole de Barcelone, un cinéma d'avant-garde en Espagne sous le franquisme", ed. l'Harmattan (2009)