" Quels que soient l’intérêt et l’importance symbolique du propos de Ouedraogo, c’est surtout du discours cinématographique que Yaaba tire sa force, sa beauté, sa magie et sa séduction.
Le réalisateur se maintient sans cesse sur une ligne droite où s’équilibrent la fascination du conte, voire du mythe, et un réalisme d’ordre quasi ethnologique: on peut voir le film, en-deçà de ses prolongements métaphoriques, comme un documentaire d’une étonnante précision sur la vie quotidienne d’un petit village burkinabé. Mais l’impression qui domine à la vision de Yaaba (...) est celle du retour aux sources du cinéma.
Si l’on a pu évoquer, à juste titre, aussi bien Renoir que Rossellini, on pourrait aussi bien citer Lumière (...) Loin d’être passéiste ou rétrograde, l’écriture de Ouedraogo propose une admirable réflexion sur le cinéma telle que seul un cinéaste du tiers-monde, particulièrement africain, sans tradition cinématographique paralysante, peut aujourd’hui la tenir sans sombrer dans l’hypocrisie d’une innocence simulée.
Le trajet initiatique que conte Ouedraogo, par lequel les deux enfants apprennent à dépasser les préjugés et à découvrir le monde comme préexistant au regard et se suffisant à lui-même-ce qu’exprime plus clairement encore le « Ah, la vie ! » du voyeur que le « Ne la juge pas, elle a peut-être ses raisons », qui se transmet de Sana à Bila, puis à Nopoko- est mis en acte dans l’écriture du film, avec ses plans larges ponctués de rares plans de regards : si l’on a le sentiment de découvrir le monde tel qu’on peut l’imaginer avant l’invention du cinéma, dans l’émerveillement du premier regard, c’est que le cinéma s’y abolit dans sa fonction ontologique, celle de n’être plus que pur regard.
Le désir du monde se confond avec le désir de cinéma. Ouedraogo ne fait pas des images, il voit et donne à voir, étendant sur la totalité du film ce que d’autres, même les plus grands, n’atteignent que dans des instants privilégiés, au prix de détours complexes. Il y a, dans cette contemplation sereine, quelque chose qui nous renvoie à Ozu, une étrange façon de traiter le temps et la durée en termes d’espace : ce qui est une définition possible du cinéma."
Joel Magny