Il représente exemplairement les auteurs du cinéma de genre découverts dans les années 80. Il n'était pas le premier, ni le seul, mais il est un des rares à n'avoir tourné, entre 1979 et 2014, que des films noirs, sanglants et urbains, hormis deux escapades, l'une dans la science-fiction (le remake de Body Snatchers), l'autre dans la parabole (Mary).
S'il a connu son apogée dans les années 90, de The King of New York à New Rose Hotel, les amateurs de polars l'avaient tôt repéré, dès 1982 et l'apparition de son premier titre exporté ici, L'Ange de la vengeance (Ms 45, 1981), Driller Killer, sa première œuvre véritable (1979) n'étant sortie que plus tard, le succès venu.
L'Ange tapait très fort, et l'histoire de cette couturière muette que de multiples viols transforment en justicière, exécutant tous les exploitants de femmes, proxénètes ou autres, qui lui tombent sous la main, avait de quoi retenir l'attention. Pas tellement par son sujet – Charles Bronson en vengeur sommaire était déjà passé par là – que par son traitement et le filmage crispé qui deviendra la griffe de l'auteur. Une caméra qui traque ses personnages au plus près, à la Cassavetes, une narration passant du haletant au statique, des plans séquence et un montage haché, une insouciance totale à l'égard du bon goût (il fallait oser le finale où l'héroïne meurt en retrouvant la parole), le système Ferrara était déjà en place, avec ses qualités et ses excès ; pas encore tout à fait au point, mais il n'y aura pas de changement de manière, sinon une plus grande maîtrise.
Une maîtrise qui n'apparaît pas encore dans New York, deux heures du matin (Fear City, 1984), dans lequel Ferrara privilégie encore la veine saignante, avec une touche d'atmosphère : il filme la Grosse Pomme comme seuls savent le faire les indigènes (il est né dans le Bronx). Les mésaventures de ce patron d'une boîte de strip-tease dont les filles sont assassinées par un serial-killer adepte des arts martiaux, n'ont d'intérêt que par la captation de la respiration nocturne de la Ville – et l'ambiance de la boîte, sorte de brouillon de celle de Go Go Tales, vingt-trois plus tard.
Pour la première fois, Ferrara a un budget et des acteurs de bon niveau, Tom Berenger et Melanie Griffith. Il lui faudra attendre plusieurs années pour retrouver l'équivalent. Ni China Girl (1987), ni Cat Chaser (1989) ne convainquirent vraiment. Le premier, nouvelle adaptation de Roméo et Juliette sur le mode ethnique transposée à New York par Nicholas St- John, ami d'enfance et scénariste de Ferrara depuis ses débuts, vaut surtout par ses acteurs, James Russo et David Caruso, encore des seconds rôles à l'époque. Le second, d'après un roman d'Elmore Leonard, ne fut même pas distribué en France, malgré ses protagonistes, Kelly McGillis et Peter "Robocop" Weller.
D'où la véritable découverte que constitua The King of New York en 1990. Non que l'histoire, encore signée St-John, fût particulièrement neuve – trafiquants rivaux, réglements de comptes, filcs des Stups, mafia, exécutions diverses, fin tragique, le décor et les ingrédients sont archi-connus -, mais Ferrara avait trouvé le ton et le style pour raviver la couleur d'éléments conventionnels, en jouant pleinement le jeu du premier degré (pas de mise à distance par excès ou par sublimation comme chez les frères Coen au même moment).
Le cinéaste croit à ses personnages, comme il y croira ailleurs constamment quitte parfois à s'aveugler sur eux, et c'est la sincérité qui donne au film sa force. Et accessoirement, la qualité de son interprétation : Christopher Walken plane au-dessus du lot, comme le roi de la drogue qu'il incarne, et ses partenaires David Caruso, Victor Argo, Wesley Snipes ou Steve Buscemi composent un background digne des grands films noirs de l'âge d'or.
King of New York toucha un public plus large que ses films précédents – et le qualificatif "culte" commença à circuler à propos de son auteur. Si Christopher Walken planait dans King, Harvey Keitel était embourbé dans Bad Lieutenant(1992). Les deux pieds dans le réel, celui, crapuleux, des bas-fonds new-yorkais qu'il hante, flic pourri, drogué et couvert de dettes. L'argument n'a guère d'importance, seule compte la descente aux enfers du mauvais lieutenant, psychopathe capable de toutes les vilenies. Keitel est un acteur qui ne se contente pas de demi-mesure mais va jusqu'au bout de ses rôles – la légende dit que la drogue consommée à l'écran n'était pas de la poudre inoffensive : on comprend alors l'impression de vérité qui émane de chaque séquence.
En tout cas, le comédien a rarement été aussi puissant, et son interprétation est totalement "habitée", comme le montre la comparaison avec celle de Nicholas Cage dans le remake, bien inutile, qu'en fit Werner Herzog en 2009. Tourné en quelques jours, à ras des trottoirs, le film demeure une perle noire, vision pré-apocalyptique de l'ultime décennie du siècle.
On ne peut en dire autant de Body snatchers, l'invasion continue (1993), remake, après Don Siegel et Philip Kaufman (et avant Oliver Hirschbiegel), du roman de Jack Finney. Non parce que le film serait raté – Ferrara connaît son métier -, mais parce que la science-fiction a ses propres codes qui ne sont pas ceux du polar urbain. Quel que soit l'intérêt éprouvé à la vision de cette version, on ne peut que la comparer aux autres, ce qui freine le plaisir devant l'exercice de style, ce qui n'était pas le cas pour Bad Lieutenant. Et l'impression que Ferrara était un peu gêné par la contrainte de la commande.
Commande que n'était pas Snake Eyes, produit la même année 1993. L'auteur, toujours scénarisé par St-John, abandonne le genre noir pour le milieu du cinéma, et l'histoire d'un réalisateur tentant de monter un projet sur un couple en difficulté, qui y parvient mais peine à tourner son film. La mise en miroir à l'écran des affres d'un cinéaste est un poncif, qui demande une grande dose d'"extériorité" sous peine de verser dans le nombrilisme.
Or, Ferrara, quels que soient ses interrogations et tourments intérieurs, n'est pas un cinéaste métaphysique – simplement physique. Malgré Harvey Keitel, pas mal serré aux entournures dans son rôle de metteur en scène, et Madonna, productrice et actrice (bonne), Snake Eyes déçut ; la sincérité de l'auteur n'était pas en cause, mais seulement la pertinence d'un sujet auquel il était mal adapté.
Peut-être également le huis clos d'un tournage (à l'écran) : Ferrara, même dans les séquences d'intérieur, a besoin de sentir la ville derrière lui. Il la retrouvera dans The Addiction (1995) dont le thème fantastique (une étudiante est vampirisée au début du film et cherche à assouvir ses besoins de sang durant les 80 minutes restantes) est une description transparente, comme le titre l'indique, de l'addiction à la drogue. Le film, quoique parfois confus, manifeste le plaisir retrouvé de tourner rapidement (vingt jours) et offre son premier grand rôle à Lili Taylor, remarquable vampire en manque – et Christopher Walken y passe, toujours impérial.
Impérial, il le sera encore plus dans Nos funérailles (The Funeral, 1996), peut-être le sommet de l'œuvre de Ferrara. Ce dernier scénario de Nicholas St-John catalyse les obsessions de l'auteur, autour de la mort et de la violence, de façon très maîtrisée, l'écriture narrative s'alignant parfaitement sur l'écriture filmique. Ce qui n'avait pas toujours été le cas, Ferrara tournant parfois des plans sans se soucier du scénario, pour le plaisir du style.
La construction en flashback, inédite chez un cinéaste de l'action directe, donne aux personnages des trois frères, réunis pour l'enterrement de l'un d'entre eux, une dimension dont il s'était rarement souciée. Et l'histoire, banale, d'un règlement de comptes entre gangsters rivaux débouche sur une vision tragique des destinées humaines. Walken n'étonne plus, mais ses partenaires, Chris Penn, Benicio Del Toro, Isabella Rosselini, et Vincent Galloconstituent un des plus beaux castings de toute l'œuvre.
Il était difficile de faire mieux, ou même aussi bien, tout de suite. Ni The Blackout (1997), ni New Rose Hotel (1998) n'y parviendront, même si le second, d'après une nouvelle de William Gibson, représente une percée hors genre pour Ferrara, dans le traitement ambitieux, non plus de bagarres entre truands, mais entre maîtres de la technologie à l'échelle planétaire. La virtuosité visuelle est présente, toujours efficace, parfois au détriment du sujet. Mais le duo entre Christopher Walken et Willem Dafoe – qui ne quittera pratiquement plus Ferrara -, appuyés sur Asia Argento pour son premier film américain, est un régal.
New York changeait, au détour du siècle, sous l'influence du maire Giuliani : la violence combattue, la délinquance traquée, il y avait de quoi, pour un homme du Bronx, regretter le bon vieux temps. Christmas ('R-Xmas, 2001) se passe dix ans plus tôt, lorsque la drogue était une affaire prospère, et où le petit commerce pouvait fructifier, tel celui de ce couple de jeunes latinos, parents modèles qui passent leurs nuits à distribuer de l'héroïne à leurs dealers. Lui se fait enlever, elle va passer Noël à tenter de le libérer. Une fois retombée la surprise de la situation première, l'argument a du mal à tenir la distance, malgré les inspirations visuelles à la Ferrara. Les temps ont changé et, après ce film, l'auteur abandonnera le polar violent.
Au point de choisir apparemment une voie extrême, celle du film religieux, ou tout du moins du film sur la religion, avec Mary (2005). Certes, dans toutes les déviances montrées depuis Fear City, il y avait toujours un fond de religiosité – cf. les hallucinations christiques du Mauvais Lieutenant. Mais jamais la tradition n'était apparue aussi clairement, à travers cette histoire mêlant tournage d'un film sur Marie-Madeleine, quête intérieure de l'actrice qui l'interprète (Juliette Binoche), présentateur de télévision new-yorkais en état de péché (Forest Whitaker) et cinéaste paumé (Matthew Modine ). Le cocktail est chargé et malgré le talent du barman, le résultat est mitigé, alternant intensité et boursouflure, séquences inspirées du tournage en Israël et plan à la limite du ridicule du présentateur retrouvant Dieu à genoux. Mary eut cependant ses partisans – le film décrocha le Grand Prix spécial à Venise 2005.
Avec Go Go Tales (2007), le spectateur redécouvre un territoire balisé, celui de New York, deux heures du matin, mais apaisé. La violence a disparu, Willem Dafoe, patron de boîte, affronte seulement son propre démon, celui du jeu. La caméra ne quitte pas l'intérieur du Paradise, le ballet des danseuses, sur scène et dans les coulisses, les angoisses des protagonistes, la tension des rapports, tout est remarquablement capté, dans une atmosphère de fin de monde que la happy end ne masque pas complètement. Dafoe est, à son habitude, extraordinaire, comme le reste de la troupe, Bob Hoskins, Matthew Modine ou Asia Argento.
La seule question que l'on peut se poser : pour quelle raison un film aussi plaisant a-t-il mis cinq ans à atteindre nos rivages ? Go Go Tales pouvait être vu comme une sorte de bilan, de catalogue des thèmes qui sous-tendaient l'œuvre depuis presque quarante ans, violence, relation au Mal, interrogation identitaire. Une manière de nouveau départ.
En réalité, Ferrara est parvenu dans une impasse, comme s'il avait dit l'essentiel et cherchait un autre mode d'expression : il enchaîne, en 2008, avec un documentaire (d'ailleurs très bon) sur le fameux hôtel new- yorkais, Chelsea on the Rocks, tourne en Italie Napoli, Napoli, Napoli (2009), puis un autre documentaire, Mulberry Street (2010), sur le quartier de sa jeunesse.
S'il revient à la fiction, en 2011, avec 4h44 — Dernier Jour sur Terre (4:44 – Last Day on Earth), c'est à travers un tout petit film, tourné en appartement, avec sa compagne et Willem Dafoe, son vieux complice, dans lequel perce une inquiétude vraie sur les fins dernières, loin cependant du chef-d'œuvre contemporain de Lars von Trier, Melancholia. Puis trois années de silence avant qu'éclose le scandale autour de Welcome to New York, racoleuse et pitoyable recréation de l'affaire Strauss-Kahn, où l'on ne retrouve que les défauts de l'auteur sans l'ombre de ses qualités.
Lucien Logette