Ses premiers films l'associent au genre du film noir — Rififi à Tokyo, Avec la peau des autres, Symphonie pour un massacre…— et lui valent la considération des cinéphiles familiers des classiques américains. Né en 1929, il disparait en 2003 à Boulogne-Billancourt. Son souvenir est entretenu par l'Institut Lumière de Lyon, dont il fut vice-président, qui a créé en 2005 un prix spécial de cinéma à son nom récompensant le meilleur film policier de l'année.
La sûreté mécanique de sa mise en scène, son sens du tempo, son goût des acteurs (il fut d'abord, lui même, élève comédien au cours Simon avant de choisir de rester derrière la caméra), le conduisent, après avoir dirigé Charles Vanel, Claude Dauphin, Belmondo, Ventura... à croiser sans effort la route d'Alain Delon. Celui-ci est en pleine construction consciente de son « mythe » et Deray va en consolider les contours. Il devient rapidement, et presque « naturellement » le cinéaste quasi attitré de la star, signant pour lui neuf films entre 1969 et 1994.
Cette collaboration qui fut une quasi marque de fabrique dans les années 70 (un Deray/Delon de l'époque pesait aussi lourd au box office qu'un Verneuil/Fernandel des années 50) a eu diverses fortunes.
La Piscine (1969, avec une Romy Schneider décapée), crée une atmosphère érotique et ambiguë qui a gardé beaucoup de son charme et Flic story (1975) orchestre un duel haletant avec Trintignant. Même le reformatage du Petit bleu de la côte ouest, roman noir de Manchette, devenu Trois hommes à abattre (1980), classique film d'action à la gloire de son héros, ne dénature pas complètement son origine en glissant, entre coups de feu et cascades automobiles, une sensation de fatalité à l'angoisse légèrement kafkaienne.
Plus artificiel, Borsalino (1970) passe un peu moins bien la rampe du temps et l'on sent trop combien il a fallu minuter chaque intervention de la star Delon face à la star Belmondo pour qu'aucun ne prenne ombrage. Ce triomphe de l'époque ne se voit plus aujourd'hui que comme un produit de série, soigné, mais quelconque et très stéréotypé. Défauts encore plus présents dans Borsalino and co (1974), suite strictement opportuniste du premier qui cherche à suivre la mode en accentuant les scènes de violence. Tous sont d'énormes succès populaires.
Contrairement aux idées reçues, le tandem Delon/Deray cherche pourtant à se renouveler. Et les grands ratés de leur association partent de tentatives audacieuses: essai de burlesque avec Doucement les basses ! (1971), avec Paul Meurisse mais sur un scénario indigent de Pascal Jardin en mode mercenaire — résultat catastrophique, —; essai de distanciation d'une légende du crime, (Pierrot le fou) avec Le Gang (1977) — résultat mitigé.
Il faudrait enfin mettre à part deux films très dépressifs (par leur sujet mais aussi dans leur réalisation tout autant que dans l'interprétation), tournés au crépuscule de la carrière de chacun : L'Ours en peluche et Un crime. Deux films aux tournages successifs, mais comme si plus personne n'y croyait, et sortis quasiment sans publicité, dans très peu de salles et dans une indifférence générale inimaginable, dix ans plus tôt. Bizarrement, les deux films sont presque des « frères ennemis » comme si l'un avait été conçu pour « rattrapper » l'autre.
Autant L'Ours en peluche, d'après Simenon, ressemble à un mauvais téléfilm (et semble courir après une formule éprouvée au box office (sexe et mystère, Simenon et tandem vedette), autant Un crime témoigne d'une ambition plus profonde, opposant la star à un très jeune comédien, Manuel Blanc, tout juste découvert dans J'embrasse pas d'André Téchiné. Situé à Lyon, sa ville natale, adaptant un roman de Gilles Perrault, Un crime fait cependant songer à du Simenon, bien plus réussi cette fois que le triste Ours en peluche. Ces deux films portent, en outre, l'étrange fardeau de signer la mort symbolique de la carrière de Deray et Delon. Après ces deux terribles échecs, il ne restera quasiment plus rien de l'un comme de l'autre.
Il faut s''aventurer vraiment dans la filmographie du cinéaste pour y trouver au moins deux réussites fort singulières. L'insaisissable Un papillon sur l'épaule (1978), malgré la présence de Lino Ventura, n'est pas un thriller mais un suspense paranoiaque (sur un scénario de Jean-Claude Carrière). Le cinéaste y filme Barcelone comme un labyrinthe, mental et physique, d'autant plus oppressant que la ville est saisie avec la même sensation de désir mêlé d'angoisse que Tokyo ou New York, lorsqu'il plongeait, dix et vingt ans plus tôt, d'autres petits Français comme Charles Vanel (Du rififi à Tokyo, 1963) ou Jean-Louis Trintignant (Un homme est mort, 1972) dans des suspenses aux allures de cauchemar éveillé. Puis,dDans On ne meurt que deux fois (1985), Deray, s'appuyant cette fois sur une adaptation de Robin Cook par Michel Audiard, livre un de ses films les plus authentiquement noirs, dominé par l'interprétation de Charlotte Rampling face à un Serrault désemparé. Deux films à voir en priorité.
Pour aller plus loin, on cherchera dans les souvenirs du cinéaste publiés en 2003, J’ai vécu une belle époque (ed. Christian Pirot) des clés pour comprendre la logique d'une carrière, à défaut d'une œuvre, qui n'a peut-être été guidée que par le seul souci d'offrir au public d'impeccables spectacles. Moments choisis et souvenirs éparpillés. Mais peu de prises pour le cinéphile. Aucune raison (sinon mercantile) n'y vient justifier la déroute de l'épouvantable Marginal (1983) concocté pour Jean-Paul Belmondo, éternel rival de Delon. Et aucune autre logique ne vient expliquer la même déroute, auteuriste cette fois, de Netchaiev est de retour (1992) bardé de bouées de sûreté (Jorge Semprun au scénario, Montand en tête d'affiche, seconds rôles solides...).
Tout juste s'avancera-t-on à déceler chez Deray l'âme d'un sensible contrarié. Lorsqu'il adapte Sagan (Un peu de soleil dans l'eau froide, 1971), reprend un scénario écrit par Danièle Thompson pour Zulawski (Maladie d'amour, 1987), s'aventure dans une adaptation insolite de Robert Margerit (Les Bois noirs, 1991) ou signe, pour la télévision, le remake de Lettre d'une inconnue (2002) d'après Stefan Zweig, le cinéaste semble y exprimer sa part la plus secrète. Etrangement, le résultat n'y est jamais totalement convaincant mais l'on y sent à chaque fois un désir plus intense que jamais à filmer les acteurs et actrices, leur peau, leur voix, leurs regards et les infimes mouvements de leurs corps qui exprimeraient sans doute, mieux que les mots, leurs sentiments profonds. C'est pour la flamboyante Claudine Auger, la discrète Nastassja Kinski (mais tout autant sans doute pour Piccoli et Jean-Hugues Anglade), pour la déstabilisante Béatrice Dalle.. que l'on sent Jacques Deray prêt à prendre dans ces films le risque d'y révéler « sa vraie nature ». Derrière l'image virile du spécialiste du polat, un sentimental ?
Philippe Piazzo