Est-ce d'avoir d'abord étudié la musique (il est sans doute le seul cinéaste diplômé de piano et de direction d'orchestre) dans sa Géorgie natale, puis la mécanique à l'université de Moscou, qui lui a permis de donner à ses films le degré d'harmonie et de composition qui en fait des objets à l'horlogerie si particulière ?
En tout cas, il y a en eux une tonalité, une organisation secrète, immédiatement reconnaissables dès la première séquence. On sait que l'on se trouve devant un Iosseliani, comme devant un Jean-Pierre Mocky, un Roy Andersson ou un Peter Greenaway. Sans pour autant que ses œuvres soient lourdement signées "auteur". Question de mesure et de légèreté.
Son chemin cinématographique n'a pourtant pas été aisé, depuis qu'il a choisi d'étudier la mise en scène, toujours à Moscou à la fin des années cinquante. Ses premiers courts métrages restent inédits, et ce n'est qu'en 1967 qu'il parvient à réaliser un premier long en Géorgie, La Chute des feuilles. Interdit en URSS, le film réussira à sortir du pays et sera présenté au Festival de Cannes à la Semaine de la critique – Iosseliani fera de cette aventure le sujet de Chantrapas (2010). Aventure, ou plutôt mésaventure, qui se renouvelle pour Il était une fois un merle chanteur (1971), à qui il faudra trois ans pour être présenté à Cannes (cette fois à la Quinzaine des réalisateurs), et pour Pastorale (1975), qui attendra quatre ans sa sortie en Géorgie.
Né en 1934, à Tbilissi, Géorgie, il s'installe en France en 1982 et les huit films qu'il tournera entre 1984 et 2010 vont être réalisés dans des conditions plus sereines – mais pas forcément plus simples : ses techniques hors normes, son refus d'utiliser des comédiens, son univers si personnel ne lui assurent pas, sur le papier, un fort public potentiel. Et pourtant, dès son premier titre, Les Favoris de la lune, le miracle se produit : présenté au Festival de Venise 1984, le film y obtient le Prix spécial d'un jury conquis par cette farandole, digne de Raymond Queneau, de voleurs, volés et voleurs-volés, entraînés dans une course saugrenue pour la possession d'objets inattendus.
L'auteur, avec l'œil neuf du nouvel arrivant, a su redécouvrir un Paris populaire, celui des vieilles bâtisses, des bistrots en vrai zinc, des égouts et des jardins publics, que l'on pensait disparu. Iosseliani pose avec ces Favoris tous les éléments que l'on retrouvera ensuite d'un film à l'autre, de La Chasse aux papillons (1992) aux Jardins en automne (2006) : des personnages que l'on prend d'abord pour des fantoches, simples silhouettes qui s'épaississent au fil du temps pour embarquer le spectateur dans un récit cocasse, apparemment bâti de façon aléatoire, mais qui repose en réalité sur une construction serrée – reliquat des études mécaniciennes… Tout y est toujours possible, les rencontres incrédibles et les égarements incongrus, sous le signe du plaisir : on y boit, on y chante, on y fait de la musique, on y cultive l'amitié. Le sourire est toujours présent, car Iosseliani est un moraliste gai.
On le voit dans Et la lumière fut, tourné au Sénégal, de nouveau Grand prix spécial du jury à Venise en 1989, parabole écologique pleine d'un humour pince-sans-rire, où le système formel du cinéaste, transporté dans un village africain, fonctionne parfaitement. Chaque nouveau film apparaît ainsi comme un nouvel épisode, le chapitre supplémentaire d'une œuvre qui ne peut être pleinement appréciée que globalement, selon une perspective d'ensemble – même si chaque titre, vu séparément, apporte son lot de plaisir intact. Comment séparer La Chasse aux papillons (1992) et Brigands, chapitre VII (1997, troisième Prix spécial – décidément ! – du jury vénitien), puisque l'on y trouve, à quelques nuances près, l'exploration d'un même univers, la même image de marque narquoise, la même petite musique faussement nonchalante ?
Adieu, plancher des vaches (1998), avec son fils de famille qui choisit de devenir laveur de carreaux et de fréquenter un monde louche infiniment plus séduisant, a été récompensé par le prix Louis Delluc, et Lundi matin (2002), drolatique escapade vénitienne d'un ouvrier en cavale, par l'Ours d'argent du Festival de Berlin – mais l'inverse aurait été tout autant justifié, tant il s'agit dans l'un et l'autre film du développement d'une rupture similaire.
Cette cohérence d'inspiration et de traitement ne garantit pas que la cible soit toujours atteinte : dans Jardins en automne, malgré l'apport de Michel Piccoli en travesti mère de ministre, la "petite musique" sonne faux et la dénonciation du spectacle des apparences paraît bien courte. Par bonheur, Iosseliani a su renouer, dans son récent Chantrapas, avec le meilleur de sa manière : cette autobiographie décalée, recréation amusée de son adolescence géorgienne, de ses débuts de cinéaste et de son arrivée à Paris, résonne comme en ses meilleurs jours.
Lucien Logette