L'apparition du Soleil dans le filet, en 1962, donc bien avant les premiers films de Forman, Menzel, Passer ou Chytilová, marque une étape décisive : s'il y a une Nouvelle Vague tchécoslovaque, elle passe d'abord par Bratislava et n'atteindra Prague qu'ensuite.
L'antériorité n'a pas joué en faveur de Stefan Uher et il n'a pas profité du coup de projecteur porté sur le jeune cinéma tchèque quelques années plus tard. Pourtant, beaucoup plus fortement que L'As de pique ou Les Amours d'une blonde, Le Soleil dans le filet décrivait un monde bloqué, en attente de "quelque chose d'autre". Cinquante ans après, le film, aussi juste pour dépeindre la beauté du mal-être que ses contemporains J'ai 20 ans de Marlen Khoutsiev, Les Charmeurs innocents de Wajda ou Adieu, Philippine de Jacques Rozier, a bien mieux vieilli que nombre de ses contemporains plus cotés.
Comme tout ce qui comptera dans le cinéma tchécoslovaque, Uher passe par la Famu, l'école de Prague, en sort en 1955 et enchaîne, jusqu'à la fin des années 50, une dizaine de documentaires, voie habituelle pour les cinéastes débutants. Il tourne un premier long, Nous autres de la 2e A, en 1961, chronique de l'adolescence, qui ne laisse pas deviner l'éblouissement du Soleil, qu'il réalise immédiatement ensuite.
Est-ce dû à l'influence d'Alfonz Bednar, son scénariste particulier (les cinq autres scénarios qu'il écrira seront tous filmés par Uher) ? En tout cas, la réussite est étonnante, qui traite sans effets complaisants du malaise d'une jeunesse entravée, figée dans l'été de Bratislava : la grisaille du quotidien ("il ne se passe jamais rien ici"), le temps suspendu sur le toit d'un immeuble à l'ombre des antennes de télévision, l'ennui du travail forcé pour les "volontaires" de la moisson. De ce qui ne pourrait être qu'un constat de faillite d'une société coincée – paresse et gabegie des responsables de la coopérative, démission du père, cécité à peine métaphorique de la mère – émerge une poésie, naturellement surgie et qui transmute les perspectives. Un plan d'enfants grimpant sur des poubelles pour que le soleil vienne effleurer leurs visages, un ponton flottant sur le Danube avec une bouteille dans le filet du pêcheur, des mains photographiées à l'envi par le héros adolescent, une fille joyeuse se dévêtant au bord d'une source, les nuages de paille projetés par la moissonneuse – on est entre le je-ne-sais-quoi et le presque rien, dans une fiction dédramatisée mais efficace : les micro-événements qui se succèdent ajoutent à chaque fois une nouvelle couche de significations. Le constat est politique, même si le mot n'apparaît jamais. Rien d'étonnant à ce que le secrétaire du Parti slovaque ait déclaré à l'époque : "Tant que je serai là, ce film anti-socialiste ne sera pas diffusé."
Uher et Bednar reviennent, en 1964, à un sujet plus traditionnel dans les démocraties populaires, celui de la Seconde Guerre mondiale et plus précisément, du "soulèvement national" qui a vu la Slovaquie entrer en résistance. Mais, dans L'Orgue (1964), leur regard n'est pas plus héroïque que celui jeté par Le Soleil dans le filet sur la société "socialiste" de 1960. La résistance, certes, mais aussi les non-résistants, comme partout, avec leurs aspects négatifs, égoïstes et calculateurs (le cinéma français a mis, lui aussi, plusieurs décennies avant d'oser démythifier la période), loin de l'imagerie certifiée. Vision mal reçue : on accusa Uher de noircir la mémoire du pays – ce à quoi il put répondre : "Pour soigner la plaie suppurée, il faut l'ouvrir." L'Orgue décrocha le Prix spécial à Locarno 1965, ce qui permit à Uher de continuer à œuvrer selon son cœur, avant que l'invasion du pays et la normalisation d'après 1968 ne le contraigne à des besognes moins personnelles.
La Vierge miraculeuse (1967) est l'adaptation d'un roman de Dominik Tatarka, qui s'intéresse au groupe surréaliste slovaque (plus exactement les "nadréalistes", en activité à la fin des années 30 et jusqu'après la guerre), rassemblement de poètes et de plasticiens qui tentent d'échapper à la réalité destructrice, à travers l'idéalisation d'une jeune fille, belle et mystérieuse, dont ils font leur muse. Les rares témoignages sur le film (l'exploitation fut apparemment limitée au territoire national) évoquent "la trame onirique d'une symbolique complexe", ce qui ne laisse pas d'inquiéter.
Les titres suivants, également composés avec Bednar, Trois filles (1968) et Le Génie (1969), disparurent immédiatement dans les placards de la censure. Uher aurait pu émigrer, comme ses compatriotes Forman ou Passer, ou ses voisins Polanski ou Skolimowski. Resté au pays, il dut se résoudre à limiter ses ambitions et à traiter ce qu'il était possible de traiter, durant ces années 70 de reprise en main de la production. On ne connaît rien des films qu'il a signés pendant cette période, comme sa trilogie de la guerre et du Soulèvement national slovaque (certainement plus "dans la ligne" que L'Orgue), et c'est peut-être tant mieux, tant l'image de l'auteur inspiré du Soleil risquerait d'en souffrir.
Ses films des années 80, qu'un hommage du Festival de La Rochelle permit de découvrir en 1991, peu avant sa disparition, montrent qu'il n'avait pourtant rien perdu de sa puissance d'évocation, qu'il s'agisse de la société paysanne dans Elle faisait paître des chevaux sur le béton (1983, primé à Moscou), à travers, entre autres, un remarquable portrait de femme, et Le Sixième Mouvement (1986), incursion dans le XIXe siècle finissant – avec, de nouveau, un saisissant portrait de femme forte.
Mais, même si, semble-t-il, son ultime L'Administrateur du musée de Skansen (1989) présente quelques qualités, il n'en reste pas moins que Stefan Uher n'a jamais pu faire mieux qu'à ses débuts, dans cette parenthèse éphémère qui permit au jeune cinéma de tous les pays de l'Est une floraison sans équivalent. De cette période fragile, Le Soleil dans le filet demeure une des perles les plus précieuses.
Lucien Logette