Mais Soderbergh, depuis ses débuts en fanfare, n'a pas cessé de surprendre son public, juxtaposant les films de tous les genres, proposant une œuvre d'allure parfaitement classique (King of the Hill) immédiatement après un Kafka post-expressionniste tordu, une expérience minimale avec des acteurs non-professionnels (Bubble) après un policier luxueux où figuraient ses amis du Tout-Hollywood (Ocean's Twelve).
Soderbergh ou le contre-pied : jamais il n'a enchaîné deux films explorant des territoires similaires, multipliant à plaisir l'inattendu et les changements d'allure, les projets minuscules (Full Frontal, tourné en caméra HD à la main) et les budgets confortables (tous ses films avec George Clooney). Comme si sa caractéristique d'auteur était justement de ne pas en paraître un, et, ne creusant jamais le même sillon, de ne pas être réduit à quelques thématiques.
On pourrait, à la rigueur, classer son œuvre en films choraux grand public et films expérimentaux pour le petit nombre – mais une bonne partie, indéterminée, échapperait encore au classement.
La preuve en est Sexe, mensonges et vidéos (Sex, Lies and Video-Tapes), tourné avec peu de moyens, des acteurs peu connus et un scénario intimiste – donc destiné au public connivent du Festival de Sundance, où il obtient d'ailleurs le Grand prix en 1989 – et qui, après la palme cannoise, touche une audience planétaire.
Plutôt que de profiter de ce succès et des portes que les studios lui ouvraient, Soderbergh choisit, en 1991, d'aller tourner à Prague Kafka, mêlant la vie de l'écrivain et son roman Le Château, sans aucun souci de séduire les spectateurs peu familiers de l'œuvre. Il embarque dans l'aventure une étoile de première grandeur, Jeremy Irons, réalise un film où tout, décors, cadrages, mouvements, est superbe, mais que nul n'a envie d'aller voir – sciant ainsi la branche avant même d'y être monté.
Pour se racheter auprès d'Hollywood, il va tourner deux films de genres, un dans la catégorie "voyage d'initiation" – Natty Gann de Jeremy Paul Kagan avait été un grand succès pour Disney en 1985 et le genre refleurissait -, l'autre dans le polar à l'ancienne.
Le premier, King of the Hill (1993), histoire d'une famille dispersée pendant la Grande Dépression, sans vedettes (mais on y découvre Adrian Brody et Elisabeth McGovern dans des petits rôles), est une remarquable recréation de l'époque, le second, À fleur de peau (Underneath, 1995), est une nouvelle adaptation de Criss-Cross de Don Tracy (Tous des vendus ! dans la Série Noire), après celle de Robert Siodmak en 1949.
Soderbergh se plie aux règles de chaque genre, en respecte les codes (il ne se privera jamais ensuite de les ignorer) et fabrique deux œuvres parfaitement calibrées, et réussies. La confiance avec l'industrie étant rétablie, il en profite pour tourner immédiatement, et pour une poignée de dollars (250 000), un film selon son cœur, c'est-à-dire hors de tout contrôle, sinon celui de son désir, Schizopolis (1996). Il interprète le rôle principal, fait jouer sa compagne, ses amis, signe le scénario (même si l'improvisation est de mise), la photo, la musique – ou plutôt ne signe pas, puisque le film se présente sans générique. Il s'agit assurément de son film le plus personnel, il n'ira jamais plus loin dans le home-movie.
Dans un retour de balancier, naturel pour lui, il abandonne l'underground pour un nouveau polar, non plus référentiel (le roman de Don Tracy datait de 1935), mais neuf, car adapté d'Elmore Leonard, très à la mode dans ces années 90. Très agréablement composé, drôle et empli de trouvailles de montage, Hors d'atteinte (Out of Sight, 1998) est un petit régal, mais marque surtout la rencontre du cinéaste et de George Clooney. Rencontre entre deux esprits à la fois sérieux et joueurs, qui s'avèrera fructueuse, puisque dans les neuf ans qui suivront, ils tourneront ensemble cinq autres films.
S'il n'est pas un cinéaste "de la femme", à la Cukor, Soderbergh sait choisir ses interprètes et les diriger de belle façon : Andie McDowell (Sex…) lui doit d'emblée un de ses plus beaux rôles, Jennifer Lopez est ici magnifique, comme le seront Julia Roberts (Erin Brokovich), Cate Blanchett (The Good German), Gina Carano (Piégée) ou Rooney Mara (Effets secondaires).
Les trouvailles de montage d'Out of Sight, Soderbergh va les accentuer dans le film qu'il tourne immédiatement après, L'Anglais (The Limey, 1999), transfigurant un scénario peu consistant en un objet passionnant grâce à une déconstruction éclatée, un jeu avec les retours en arrière étonnant - utilisant, par exemple, pour son héros Terence Stamp, des plans de Poor Cow de Ken Loach, dans lequel celui-ci jouait trente ans auparavant. Ce brio affirmé n'a pourtant rien de formaliste, l'écriture recherchée ne s'exerçant pas aux dépens de l'histoire mais visant (et parvenant) à lui fournir une dimension supérieure.
Après un tel morceau de bravoure, on pouvait s'attendre à une nouvelle expérience raffinée. Nouvel exemple de son plaisir à dérouter, Soderbergh signe un film parfaitement linéaire, à partir d'un scénario bétonné tiré d'un fait divers, Erin Brockovitch seule contre tous (Erin Brockovitch, 2000), prouvant sa capacité à adapter sa manière aux besoins du projet à défendre.
Pour réaliser une œuvre aussi combative – l'assistante d'un avocat dénonce l'empoisonnement de l'eau potable organisé par une société d'électricité californienne -, la sophistication n'était pas au programme : l'efficacité primait, sans pour autant marcher avec les sabots de bois du film "à thèse". Il y avait une situation (réelle) à illustrer, Soderbergh le fait au mieux, offrant une lisibilité maximale sans rien abandonner de sa légèreté et de son aisance narrative. Il est d'abord un raconteur d'histoire, et celle-ci fonctionne joliment – il faut dire que Julia Roberts, perchée sur ses talons échasses, exécute un numéro remarquable, qu'un Oscar mérité viendra récompenser.
Comme pour prouver sa maîtrise, il va enchaîner avec un autre film "à thèse" – la dénonciation des mécanismes du trafic de drogue entre Mexique et États-Unis -, formellement à l'opposé, remplaçant la linéarité par une construction à trois volets, passant constamment de l'un à l'autre, multipliant les points de vue sans que la compréhension en pâtisse, le tout en 145 minutes.
Certes, le scénario de Traffic (2000) est dû à l'excellent Stephen Gaghan, futur réalisateur de Syriana. Mais Soderbergh en fait un des plus puissants films sur le système maffieux des cartels, grâce à la pléiade de stars qu'il a mobilisées (Michael Douglas, Catherine Zeta-Jones, Benicio del Toro, Don Cheadle) mais aussi grâce à l'intelligence et la maîtrise de l'ensemble.
Quinze ans plus tard, si le problème n'est pas près d'être résolu – mais ce n'est pas la faute du cinéma -, Traffic conserve tout son impact. Question de style.
C'est par le style également que Soderbergh va transformer un simple polar, catégorie "film de casse", Ocean's Eleven (2001), en un objet réjouissant, parfaitement gratuit – c'est-à-dire sans les arrière-plans d'Underneath ou de The Limey – mais si plaisant que le succès mondial entraînera deux suites, Ocean's Twelve (2004) et Ocean's Thirteen (2007), tout aussi jubilatoires. Le scénario est un remake de L'Inconnu de Las Vegas (Ocean's Eleven), réalisé quarante ans plus tôt par Lewis Milestone, oublié, faute de réédition, mais déjà un festival d'humour et de clins d'œil, car véhicule de la "bande à Sinatra", alors fort prisée. Soderbergh en rajoute dans l'humour et la distance, aidé par une brouettée d'acteurs complices, et non des moindres – Clooney, Brad Pitt, Andy Garcia, Matt Damon, Julia Roberts, que complèteront dans les sequels Vincent Cassel et Al Pacino. Il atteint ici un sommet dans le blockbuster référentiel qu'il ne recherchera guère ensuite, sauf exception.
Après une telle cure luxueuse, il était inévitable qu'il revienne dans son laboratoire : Full Frontal (2002) est un retour au budget à taille humaine (quoiqu'il utilise quelques vedettes, la fidèle Julia Roberts, David Duchovny et Catherine Keener), tourné caméra numérique à l'épaule par le réalisateur lui-même, faisant fonction de chef-opérateur, avec une technique qui évoque les règles de Dogma 95 de Lars von Trier – pas de décors, pas de maquillage, improvisations, etc. Le résultat est intéressant, comme toute expérimentation, mais le public n'a pas suivi – de toutes façons, il n'était pas convié.
C'est, curieusement, eu égard à l'ambition du projet, à une expérimentation du même ordre que Soderbergh se livre dans la foulée, en adaptant le classique roman de Stanislaw Lem, Solaris (2002). Projet personnel (il signe en outre le scénario, la photo et le montage), qui souffrait, a priori, de venir après la version tournée par Andrei Tarkovski en 1972. Mais le cinéaste évite la confrontation avec le chef-d'œuvre précédent : son film est d'abord un film d'amour, le contexte de la station spatiale n'étant qu'un cadre propice pour le héros (Clooney toujours) à l'exploration mentale et au retour sur sa passion perdue pour son épouse défunte (la magnifiquement émouvante Natascha McElhone).
Science-fiction immobile – pourtant produite par James Cameron -, le film est sans doute un des plus révélateurs de l'univers propre de Soderbergh, sans effets de style, sans jeu sur les apparences, sans plaisir à éblouir le spectateur. Un spectateur qui est venu en bien moins grand nombre que pour les aventures de la bande à Ocean, ce qui était prévisible.
Il en sera de même pour Bubble (2006), tourné, à l'ombre de Dogma, pour se purger des excès d'Ocean's Twelve : des vrais gens, recréant des situations dans leurs maisons et leurs lieux de travail, filmés en continuité en caméra HD. Tout petit film (73 minutes), sorti en même temps en salle, en DVD et sur Internet – encore une expérience -, Bubble a sa place dans la filmographie de son auteur : celui-ci s'y livre bien plus que dans les grosses productions. Des grosses productions qu'il va vite retrouver et qu'il ne quittera guère ensuite.
Passant du numérique à hauteur d'épaule à la pellicule à l'ancienne, avec objectifs d'époque en hommage à la Warner, il va récréer à Hollywood le Berlin de 1945, ville en ruines dans laquelle Clooney vient chercher une femme aimée autrefois. L'histoire est excitante, qui reconstitue l'atmosphère de la capitale effondrée, avec ses zones occupées, ses luttes d'influence, et l'hommage est formellement réussi : mais ce n'est qu'un hommage, et La Scandaleuse de Berlin, Berlin Express ou Le Temps d'aimer et le temps de mourir sont déjà passés par là. Une fois effectué le coup de chapeau devant l'intelligence du scénario et le brio du contenant, on reste un peu sur sa faim, malgré Cate Blanchett.
Une faim que comblera le film suivant, ou plutôt les films suivants, puisque Che (2008) se présente en deux parties, bien différenciées, l'une (L'Argentin) en CinémaScope, l'autre (Guerilla) en panoramique.
La biographie prend Guevara à ses tout débuts de révolutionnaire, en 1955, avant la prise du pouvoir cubain, et le suit jusqu'à sa mort, en 1967. Il y avait plusieurs années que Benicio del Toro s'efforçait de monter ce projet, pas forcément bien vu par l'industrie américaine. Soderbergh va le mener à bien en utilisant des moyens adaptés, caméra numérique ultra-légère, lumière naturelle, filmant comme un reportage l'ascension et la chute de son héros - un héros dépeint sans héroïsme, à ras des situations, allant des honneurs à la traque finale, avec une empathie qui vaudra à del Toro un prix d'interprétation à Cannes 2008.
Après un nouvel exercice personnel sur une escort girl (The Girlfriend Experience, 2009) et un thriller efficace, mais relativement banal sur une taupe du FBI infiltrée dans une société agroalimentaire criminelle (The Informant !, 2009), Soderbergh s'attaque à un sujet plus ambitieux, renouant, onze ans après Traffic, avec une approche chorale : Contagion (2011) est un film catastrophe sans destructions, la description froide des conséquences d'une pandémie. Pas d'effets, pas de chronologie éclatée, un enchaînement précis de faits et d'actions – comment le virus mortel s'est répandu, quelles sont les responsabilités des chercheurs, etc.
Si le schéma est classique ainsi que sa conclusion – la planète sera sauvée, mais pas pour longtemps, car d'autres virus veillent -, le film est construit sans temps morts, sur le rythme haletant d'une série télé : pas d'attendrissement, pas de sensiblerie, une parfaite froideur dans l'exposé et une efficacité accrue, servie par une distribution luxueuse (Matt Damon, Jude Law, Kate Winslet, Gwyneth Paltrow, Marion Cotillard).
C'est Lem Dobbs, déjà scénariste de Kafka et de L'Anglais, qui va fournir l'argument de Piégée (Haywire, 2011), nouveau thriller d'action, dans lequels Soderbergh réunit encore une fois la crème des acteurs – Michael Douglas, Antonio Banderas, Channing Tatum, Ewan McGregor, Michael Fassbender – autour de Gina Carano, surtout connue comme championne d'arts martiaux et dont il fait une "exécutrice de contrats" fort crédible. Formellement, le film est plaisant, par la complexité de sa construction et le réalisme de ses affrontements physiques mais l'on y perçoit comme un manque d'implication de son auteur.
Ce ne sera pas le cas des trois titres suivants, qui, chacun dans un genre différent et malgré le respect affiché des codes, se révèlent des œuvres personnelles.
Qu'il s'agisse de Magic Mike (2012), d'Effets secondaires (Side Effects, 2013) ou de Ma vie avec Liberace (Behind the Candelabra, 2013), c'est-à-dire d'un drame dans le milieu du strip-tease masculin, d'une machination sur fond de magouilles industrielles ou d'un biopic d'une icône kitsch de la variété américaine, Soderbergh parvient à chaque fois, tout en changeant ses approches, à effectuer un travail reconnaissable par ses amateurs : est-ce dû à l'emploi de comédiens complices (Channing Tatum, Michael Douglas, Matt Damon), à sa façon d'illustrer, comme depuis Sexe, mensonges et vidéos, un itinéraire individuel ? Ou tout simplement parce que "le style, c'est de l'homme même" et que, derrière la presque trentaine de films aussi divers, on sent le même maître d'œuvre ? En tout cas, même s'il n'a pas totalement renoncé à fabriquer des images, on ne peut que regretter son repli vers la télévision, pour laquelle il a produit et réalisé en 2014 la série The Knick.
Lucien Logette