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Calvaire
Fabrice Du Welz, à la folie

Près de vingt ans après sa sortie, Calvaire, le premier long métrage de Fabrice Du Welz, n’a rien perdu de son aspect viscéral. Présenté à la Semaine de la critique à Cannes en 2004 et lauréat de trois prix à Gérardmer l’année suivante, sa sortie française était néanmoins passée relativement inaperçue, hormis auprès des amateurs de cinéma de genre. Pourtant, six longs-métrages plus tard, force est de constater que Calvaire constituait déjà, tant sur le plan formel que thématique, la matrice du cinéma d’un réalisateur en devenir. Un premier essai révélant un esthète qui ne cessera de travailler la forme, la matière et les couleurs tout au long de sa carrière, pour mettre en scène la folie de ses personnages en quête d’un amour absolu, fou.


Avec toute l’énergie d’un jeune cinéaste n’ayant rien à perdre, Fabrice Du Welz signe dès Calvaire une proposition de cinéma radicale. Le réalisateur belge transcende ses influences, principalement américaines, pour livrer un film singulier et unique, à la croisée des genres. Un survival glacial, tourné au cœur des Ardennes, qui suit le calvaire de Marc Stevens, chanteur itinérant pour dames âgées incarné par Laurent Lucas. Sur le chemin de son prochain concert, sa camionnette tombe en panne en pleine forêt. L’artiste se retrouve alors aux prises avec un aubergiste esseulé (ambigu Jackie Berroyer) qui le confond avec son ex-femme Gloria, avant de devenir l’objet du désir d’une troupe de villageois ayant sombré dans une folie collective.

Les influences du réalisateur belge sont multiples. Du Welz cite volontiers Sam Peckinpah, Samuel Fuller et Brian De Palma parmi les cinéastes fondateurs de sa cinéphilie. Au visionnage de Calvaire, on pense évidemment à Psychose, Misery, Délivrance, Sans Retour, ou encore à La Traque de Serge Leroy. Mais surtout, l’ombre de Tobe Hooper et de son chef d'œuvre matriciel Massacre à la Tronçonneuse, presque écrasante, plane sur Calvaire. Au-delà des thématiques du film, la citation formelle est évidente dans cette scène de dîner, où la caméra, illustrant la folie des personnages, tournoie au centre de la table vers chacun des personnages tour à tour, avant de resserrer son cadre sur les yeux apeurés de Marc Stevens.
Plus étonnante, cette séquence de danse dans le bar, dans laquelle les villageois se dandinent au son d’un piano désaccordé cite directement Un soir, Un train… d’André Delvaux. Dans ce film belge de 1968, après l’arrêt de son train en pleine voie, le personnage d’Yves Montand se perd dans un univers onirique, dont l’étrangeté est couronnée par une scène de danse dans une auberge. Pourtant exempte de toute violence, cette séquence demeure l’une des plus marquantes du film, constituant le point d’orgue de la folie collective qui frappe le lieu et ses habitants.
Néanmoins, au-delà des influences et des citations, Fabrice Du Welz s’attache à bâtir son propre cinéma, perché sur les épaules de ses prédécesseurs, pour mieux créer une atmosphère unique. Celle d’une d’un lieu reculé, abandonné, d’un monde sans femmes, sans couleurs, sans amour. Le décor naturel des Ardennes, véritable prison à ciel ouvert, devient alors le cadre parfait pour déployer la solitude et la folie de ses personnages, qui veulent aimer et être aimés, à en crever.

Pour incarner ces rednecks des Ardennes, Calvaire est servi par un véritable casting de gueules (Philippe Nahon, Jo Prestia, Jean-Luc Couchard…) avec en contrepoint un Jackie Berroyer, plus nuancé. Déjà présent dans le premier court-métrage du réalisateur, Quand on est amoureux c’est merveilleux, l’acteur apporte une sensibilité et une fragilité au personnage de Bartel et provoque une certaine empathie. Un choix plus judicieux que celui de Nahon, initialement prévu pour camper l’aubergiste, mais dont le CV dans le cinéma de genre place d’emblée ses personnages dans une position d’antagonistes. Face à eux, Laurent Lucas interprète un Marc Stevens tout en retenue, neutre, presque asexué, qui devient l’objet des fantasmes des villageois. Du Welz choisit de faire de Stevens une coquille vide, une victime passive face à la violence physique et psychologique qui lui est imposée. Cette entorse aux codes du genre inverse le rapport entre victime et bourreau tout en créant une sensation de malaise permanent.
Habillé en femme, tondu, crucifié, abusé, traqué, que reste-t-il de Marc Stevens et de son identité, niée tout au long du film ? Le final ambigu semble montrer que lui aussi a basculé dans cette folie furieuse finit par tout contaminer : le village, Bartel, Stevens… jusqu’à la caméra.

La mise en scène se fait ainsi l’écho de l’état mental des personnages - un procédé que le réalisateur reprendra dans la plupart de ses films. Malgré son budget serré, Du Welz ne recule devant aucune expérimentation formelle. Comme cette caméra qui traverse le pare-brise de la camionnette de Marc Stevens, pour annoncer la frontière symbolique franchie par le personnage, désormais piégé. Le climax du film - l’irruption des villageois chez Bartel - incarne cette folie, poussée à son paroxysme. Au moyen d’un plan séquence zénithal digne de Gaspar Noé, la caméra prend de la hauteur pour filmer le chaos total et absolu.
L’absence de musique extradiégétique - si ce n’est quelques notes à la toute fin - renforce l'âpreté du film. Hormis les chansons de Stevens et le piano du bar, Du Welz préfère travailler sur le bruit du vent, les coups de feu, les cris des animaux - et ceux des hommes.

Porté par la sublime photographie du chef opérateur Benoît Debie, qui fait un travail remarquable sur les basses lumières et les éclairages naturels en intérieur, combiné à l'aspect granuleux de la pellicule 16 mm, Calvaire marque également la volonté du réalisateur d’entretenir un rapport organique au cinéma.Ce choix de tourner en pellicule demeurera une constante dans toute son œuvre, de même que son évolution vers l’abstraction et une poésie naturaliste, toujours articulée autour de la recherche de cet amour total. Une thématique présente dans son film suivant, Vinyan, fable sur le deuil parental et l’aveuglement d’une mère qui, croyant reconnaître son fils disparu dans une vidéo, se lance dans un périple dans la jungle pour le retrouver.
Poursuivant le travail amorcé dans Calvaire sur cet amour inconditionnel, Alleluia et Adoration viendront compléter cette trilogie des Ardennes. Le second volet réinvente l’histoire des “tueurs aux petites annonces”, importée des Etats-Unis, tandis que le troisième suit la fuite passionnelle de deux adolescents sur un fleuve. Deux histoires d’amour fou, l’une cauchemardesque, l’autre onirique, qui font de la trilogie ardennaise et de la filmographie de Fabrice Du Welz l’expression d’un cinéma sensoriel, organique, et unique.

© Images tous droits réservés : Calvaire, Studio Canal

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