Trois visages d'Ophelia
une figure shakespearienne au cinéma

Dans l’Ophélia de Chabrol, le protagoniste Yvan récite du Lamartine, erre dans des champs déserts, est morose et nostalgique. Le monde contemporain n’est à ses yeux que déception. Il s'agit d'une des très rares adaptations de Shakespeare dans le cinéma français. Ophélia est d’ailleurs plutôt une transposition du drame d’Hamlet, déplacé à l'époque contemporaine dans le village français fictif d'Erneles, et dans laquelle Chabrol se réapproprie l'humour du dramaturge anglais. Dès le titre, le cinéaste choisit de mettre la lumière sur le personnage d’Ophelia, l’amoureuse malheureuse et l’amère suicidaire.

Figure féminine indissociable de l’eau et des motifs floraux, Ophelia s’est d’abord vue réappropriée par une génération de peintres du XIXe siècle, Eugène Delacroix, suivi des préraphaélites, parmi lesquels John Everett Millais. Puis des maîtres du 7e art s’en sont à leur tour inspirés : Lars von Trier avec Melancholia, œuvre dans laquelle Ophelia incarne le vague à l’âme, l’introspection et la fragilité humaine face à son inévitable finitude ; mais aussi Hitchcock dans Sueurs froides, thriller psychologique au sein duquel le personnage de Madeleine symbolise l’obsession et la confusion entre l’illusion et la réalité. UniversCiné vous propose de découvrir, à travers ces trois films, trois visages, trois visions d’une même figure désormais mythique.


 

« Mais ne doute jamais de mon amour » (II, 2), ni de mon male gaze

Le personnage d’Ophelia occupe un rôle mineur dans Hamlet mais il est pourtant devenu un motif pictural et littéraire prégnant de la culture occidentale. Ophelia incarne cette figure féminine incomprise, une silhouette, une ombre qui glisse entre les doigts du spectateur. En effet, le male gaze est un élément commun à nos trois alter ego d’Ophelia. Le male gaze, que l’on retrouve souvent dans la culture visuelle et que l’on pourrait définir comme une perspective masculine imposée, est caractérisé par un regard dominant et sexualisé porté sur la femme alors dépossédée de son statut de sujet pour être réduite à celui d’objet. Ophelia, issue d’un mythe populaire, contribue à véhiculer des stéréotypes de genre et à faire des notions de désespoir, de folie et de pulsion suicidaire l’apanage du féminin. Chez Shakespeare déjà, Ophelia était devenue l'image de la féminité, sous les traits d'une servante fragile et impuissante qui n'a d'autre réplique que « J'obéirai, mon seigneur » (I.III.19). Aliénée et soumise au regard que les autres personnages portent sur elle, Ophelia est l'exemple même de l'ambiguïté shakespearienne. Elle n’est qu’à travers l'œil et la parole d’autrui. En revanche, lorsque Hamlet est en deuil, sa folie même si elle s’exprime parfois au-delà du rationnel, ne l’empêche pas d’être entendu et compris par ses pairs.

L’Ophélia de Chabrol suit ce paradoxe, et même si le réalisateur fait un pied de nez au drame shakespearien en choisissant le personnage secondaire qu’est Ophelia comme titre pour son œuvre, le personnage féminin n’en demeure pas moins effacé et secondaire. Lucie ne contrôle rien, ni dans la mise en scène de la mascarade de La Souricière qu’Yves projette à sa mère et son beau-père, ni dans sa relation avec Yvan. Particulièrement discrète tout au long du film, Lucie est cependant essentielle au retour d’Yvan au monde réel et modélise l’issue heureuse du film. Le titre est trompeur et ambigu : omniprésent, le personnage d’Yvan y demeure le plus bavard, enchaînant accès de colère et monologues semblables en tout point, à ceux de son alter ego Hamlet. Chabrol propose néanmoins le début d'une réhabilitation d'Ophelia, ou du moins une nouvelle interprétation du mythe shakespearien en considérant la place du féminin.

Si chez Hitchcock la volonté de marcher dans les pas de la tragédie shakespearienne est moins manifeste, on peut retrouver chez l’héroïne aux multiples facettes incarnée dans Sueurs froides par Kim Novak un ersatz d’Ophelia. Avec Madeleine, alias Judy, Hitchcock fait aussi appel à une autre héroïne tragique, Eurydice. Comme Orphée, en voulant échapper au fatum, Scottie retourne aux Enfers, ou plutôt dans les hauteurs du clocher,  pour chercher sa bien aimée. Comme Orphée, il la perd et la voit mourir une seconde fois.

À nouveau, la figure féminine est silencieuse, invisible et n'existe qu’à la mention de son nom. La blonde hitchcockienne dans Sueurs froides, redonne aussi à voir le motif de la femme fleur. À l’instar de Lars Von Trier, Hitchcock montre une volonté d’illustrer le mythe en reprenant les codes du folklore pictural romantique et préraphaélite. Les premières apparitions de Kim Novak et de Kirsten Dunst les associent à des paysages qui ne sont pas sans rappeler également un sous genre de la nature morte en peinture, la vanité. Madeleine passe du fleuriste au cimetière, d’un lieu de vie à un autre plus funeste, et va ensuite jusqu’à jouer la scène de la noyade, clin d'œil à la mort d’Ophelia. La célèbre locution latine memento mori, symbole de la vanité, du temps qui passe et de l'éphémérité de la jeunesse est aussi très présente chez Lars Von Trier, dès le prologue de Melancholia. Aux plans larges et fixes sur une Justine qui tente de s’extraire des liens qui la retiennent dans un paysage post-apocalyptique et marécageux, Lars Von Trier oppose des plans serrés sur son buste, son visage et son voile, emportés par le courant d'un ruisseau bordé de roseaux et de nénuphars. Ces plans reviennent tout au long du film, pour rappeler au spectateur la fatalité qui pèse sur Justine.

« Nous savons ce que nous sommes… » (IV, 5) ou pas 

« To be or not to be » ; telle est la dualité à laquelle Hamlet fait face lorsqu’il se retrouve confronté au dilemme ultime : répondre au meurtre par le meurtre. Il voit alors la dualité imbriquée dans toute chose autour de lui. D’un côté, sa propre mère Gertrude, qui lui a donné la vie mais qui est maintenant l'épouse de l'assassin de son père. Et de l’autre, sa promise Lucie, son Ophelia, symbole de pureté mais potentielle génitrice du mal. Dorénavant, il doit savoir si, connaissant la vérité, il lui est préférable de vivre ou de mourir. Chez les trois cinéastes, les personnages sont aussi caractérisés par cette déconnection de la réalité, une réalité qui au fil de leur histoire devient peu à peu totalement hors de portée.

Dans Ophélia, Yvan, psychotique, fréquente Lucie depuis toujours, mais en fait soudain une obsession. Il lui attribue le nom d’Ophelia, qu’elle renie. Yvan reconnaît Hamlet partout et se croit l’incarnation du héros tragique de Shakespeare. François est son seul ami et confident, il doit lui avouer son secret : il connaît deux assassins, sa mère et son oncle, qui ont tué son père pour pouvoir se marier. Comme dans la pièce… Emporté dans son délire, il vit sa vie par procuration. Il pousse même le vice jusqu’à reproduire la mise en abyme chère au dramaturge anglais en réalisant le film La Souricière pour illustrer la soi-disant culpabilité de sa mère et de son oncle. Lorsque, ironie tragique s’il en est, Yvan récite « les gens confondent toujours les choses et leur apparence », Lucie comprend qu’il est de plus en plus habité et qu’un drame réel se prépare.

Melancholia de Lars von Trier s'ouvre sur une série de tableaux apocalyptiques, des visions oniriques et sublimes qui mettent en scène la collision inévitable entre la Terre et une planète nommée Melancholia. Cette menace cosmique imminente crée un cadre où les personnages sont confrontés à l'insignifiance de leur vie quotidienne face à l'immensité de l'univers. Justine, la protagoniste, éprouve une déconnection profonde avec son entourage et son environnement, illustrant une perception altérée de la réalité. Elle quitte par exemple brusquement sa propre soirée de mariage pour prendre un bain, puis s'éloigne pour contempler les étoiles, ignorant complètement ses invités et les conventions sociales qu’il lui incombe de respecter. Sont mis en évidence son incapacité à se conformer aux normes et aux interactions sociales, mais surtout son isolement intérieur et son indifférence croissante envers la réalité quotidienne. Sa fuite vers l'introspection, son observation solitaire du ciel, son comportement erratique lors de la fête ; tout cela renforce l'idée de sa vision troublée de la réalité, marquée par une distance émotionnelle et une quête de sens au-delà des contraintes terrestres. La juxtaposition de ces éléments témoigne d’un sentiment d'impuissance et de désorientation, où la réalité tangible devient floue, presque illusoire. 

Dans Sueurs froides, le trouble vient de la quête obsessionnelle menée par Scottie Ferguson pour recréer la femme qu'il aime, Madeleine Elster, après ce qu’il croit être sa mort. Scottie, incarné par James Stewart, est un ancien détective souffrant d'acrophobie et dont la réalité se distord à mesure qu'il s'enfonce dans une spirale de fixation et d'illusion. Lorsqu'il rencontre Judy Barton, une femme ressemblant étrangement à Madeleine, il tente désespérément de la transformer en l'image parfaite de Madeleine telle qu'il la conserve dans son esprit. Ce processus de transformation n’est en fait que le signe de l'incapacité de Scottie à saisir la véritable nature de Judy, et même de Madeleine, et illustre son enfermement dans une réalité subjective façonnée par ses propres désirs et traumatismes. En fin de compte, Sueurs froides explore les limites de la perception humaine et la manière dont les obsessions personnelles peuvent altérer notre compréhension du monde et des personnes qui nous entourent.

« Tout ce qui vit doit mourir » (I, 2), y compris l’héroïne

Madeleine, Claire, Justine, Lucie et Ophelia sont des représentations féminines de la lutte contre l’inéluctable. Dans Melancholia de Lars von Trier, la mort est un motif central qui explore les profondeurs de l'anxiété existentielle et de la dépression. Le film s'ouvre sur des visions apocalyptiques et se conclut par la collision inévitable de la Terre avec la planète qui donne son titre au film, métaphore de la dépression. Cette apocalypse imminente symbolise l’irréversibilité du passage du temps qui conduit à la mort. Les deux sœurs, Justine et Claire, réagissent différemment à cette menace : Justine, plongée dans la mélancolie, accepte la fin avec une étrange sérénité, tandis que Claire, initialement rationnelle et confiante, est consumée par la panique et le désespoir. Le réalisateur utilise cette dichotomie pour montrer la confrontation humaine avec la mort, soulignant que, face à l'inévitabilité de la fin, les mécanismes de défense et les illusions de contrôle se désintègrent, laissant place à une acceptation silencieuse ou à une terreur paralysante. La mort, chez Lars Von Trier, n'est pas seulement un événement physique, mais une omniprésence qui teinte chaque aspect de l'existence et de la conscience humaines.

Dans Sueurs froides d'Alfred Hitchcock, le motif de la mort est central et alimente la quête obsessionnelle de rédemption de son protagoniste, Scottie Ferguson. L'histoire tourne autour de la mort tragique de Madeleine Elster, sur laquelle pèse l'ombre de Carlotta Valdes, ancêtre de Madeleine, dont le mystérieux suicide à l’âge de 26 ans, âge de Madeleine au début du film, ajoute une dimension funeste et fantômatique à l'intrigue. Au-delà de son portrait exposé, sa présence se fait sentir à travers les actions énigmatiques de Madeleine, qui semblent renvoyer aux derniers jours de l’existence de Carlotta, jusqu’à sa propre tentative de suicide en se jetant dans la baie de San Francisco. La mort devient un catalyseur de l’intrigue, loin de représenter un événement isolé, elle constitue plutôt un fil conducteur qui relie les personnages à travers le temps et l'espace. Leitmotiv profondément shakespearien, Hamlet étant lui-même obsédé par la mort et le fantôme de son père, figure aussi associée à un présage sinistre, macabre une menace, destinée à semer la discorde au Danemark. Tout comme chez Scottie, cette obsession pour la mort provoque en lui une tendance morbide à vouloir recréer chez Judy chaque détail physique présent chez Madeleine, de la couleur du tailleur gris à la coloration des cheveux jusqu’à l’hypnotique chignon en spirale.

Les amants tragiques de Chabrol ont quant à eux droit à une fin heureuse, tous deux finissent blottis l’un contre l’autre enlacés, dans l’herbe dans ce décor noir et brumeux. Sauvés de la tragédie que le personnage d’Yvan a amenée dans sa famille et dans tout le village. Tout finit bien, Yvan reconnaît Lucie et promet qu’il peut la sauver, elle lui déclare en retour son amour. Contrairement au drame shakespearien, et à la perpétuelle ironie tragique subie par les personnages, ici pas de quiproquo, de non-dit ou de violence intériorisée. La nature et les paysages sont morts mais l’amour de nos deux amants tragiques persiste même dans ce triste cadre. La force du drame de Chabrol réside dans la réécriture qu’il fait du destin d’Ophelia en lui permettant de survivre à la tragédie, mais surtout, d’enfin passer de figurante à héroïne.

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