Il signa cinquante titres en quarante et un ans, entre 1958, date de son premier court métrage d'étudiant, et 1999, date de son ultime réalisation. Paradoxalement, c'est dans la décennie enchantée des années 60 que ses films furent les moins nombreux, deux longs métrages seulement, Le Premier Cri (1963) et La Plaisanterie (1969). Mais, à l'image de la plupart de ses confrères qui firent rarement mieux ensuite, ce furent là ses réalisations les plus personnelles et les plus mémorables.
Le premier cri, c'est celui que pousse, dans le dernier plan, l'enfant dont l'attente de la naissance constitue la trame du premier film de Jaromil Jires. Le couple est séparé, elle, l'étudiante, à l'hôpital, lui, le réparateur de radio, dans les rues de Prague à tromper son temps jusqu'à l'accouchement. Les souvenirs de chacun reviennent, leurs préoccupations, leurs inquiétudes. Sous les apparences du cinéma-vérité – filmage dans la ville, captation d'événements minuscules ou déplaisants -, Jires recompose un tableau de la réalité : les infirmières sont des non-professionnelles, les passants savent qu'ils tournent ; mais tout est juste, dans cette tonalité grise qui est celle des premiers films de Forman ou de Chytilova, et frappée de cette modernité formelle du temps, où se rejoignent Resnais, Truffaut et Rouch.
Une tonalité que l'on retrouve dans Romance, le court métrage adapté de Bohumil Hrabal qui sera sa participation aux Petites Perles au fond de l'eau (1965) et en constitue le sketch le plus convaincant. La rencontre de l'apprenti-plombier et de la jeune gitane dessine en 20 minutes une image précise de la réalité praguoise, à partir de quelques éléments, une affiche devant un cinéma, une promenade dans la ville, un campement de nomades, tous mis en place avec une rare justesse.
Si Jires ne signa ensuite que des courts, c'est sans doute parce qu'il tenait avant tout à adapter avec Milan Kundera son roman La Plaisanterie – ce qu'il parvint à faire en 1968, juste avant l'intervention soviétique de l'été.
Le film fut présenté en Tchécoslovaquie au début de l'année suivante et dans quelques festivals, avant d'être placardisé, avec une centaine d'autres, dans les années 70. L'intrigue, fidèle à Kundera, renvoyait pourtant à une période officiellement révolue, le stalinisme des années 50, et ne pouvait donc être attaquée sur le plan directement idéologique.
Mais la description de ce jeune communiste sincère, chassé de l'Université et du Parti, "éloigné" sept ans durant à cause d'une simple plaisanterie, avait, quoique datée, une résonance toujours actuelle au moment de la normalisation. La bêtise bureaucratique et la répression ne sont pas d'un seul temps ni d'un seul pays, et La Plaisanterie n'a toujours rien perdu de son acuité.
Contraint à une inspiration moins immédiatement reliée à l'époque, Jires (et Esther Krumbachova, scénariste, décoratrice, rarement mise en avant mais qui est une figure essentielle de la jeune vague tchèque) adapta un ancien roman (1932) de Vitezslav Nezval, chef de file du surréalisme tchèque, Valérie ou la semaine des merveilles – devenu pour l'exploitation Valérie au pays des merveilles, rappel un peu facile de l'Alice de Lewis Carroll -, conte fantastique sur le passage à l'adolescence d'une orpheline, parsemé de personnages étranges, religieux pervers, baladins démoniaques, vampires familiaux, se transformant au long des séquences en égarant les pistes explicatives.
Le film appartient à la veine onirique qui parcourt au même moment les films du Polonais Wojciech Has, Le Manuscrit trouvé à Saragosse ou La Clepsydre, et parcourra ceux du Tchèque Jan Svankmajer, Alice ou Otesanek. Hors du temps, jouant de la logique et de la chronologie, il a gardé toute sa force et son invention visuelle et ne démérite en rien du roman d'origine.
Ensuite ? Beaucoup de films, de téléfilms, de documentaires (sur Milos Forman, sur Sidney Lumet, sur Anton Dvorak). Peu ont franchi les frontières, certains le temps d'un festival : Et je salue les hirondelles (Locarno 1972), l'amusant Le Cas Lapin (Chicago 1980), Éclipse partielle (Berlin 1982), jolie histoire d'une fillette aveugle qui retrouve la vue. Mais rien qui atteigne l'intérêt des œuvres passées. Il n'importe : avec ses quatre titres anciens, Jires conserve une place particulière et incontestable parmi les cinéastes de sa génération.
Lucien Logette