On pourrait le qualifier de grand oublié de la Nouvelle Vague, si le fait d'être oublié ne sous-entendait qu'il aurait été d'abord célèbre, ce qui n'a pas été le cas, sinon durant la courte période où quelques-uns de ses films trouvèrent un public. Il s'agit pourtant d'un cinéaste rare, dont l'œuvre est très admirée par un petit nombre d'amateurs et dont la filmographie est une des plus composites qui soit, à la ressemblance du personnage. C'est d'ailleurs par commodité de classement qu'on l'intègre d'habitude à la Nouvelle Vague — il a débuté en 1958, comme la plupart des auteurs issus des Cahiers du cinéma, et a participé au film collectif, regroupant Godard, Chabrol et les autres, Paris vu par… (1965) – car, en réalité, il s'est situé hors du courant alors dominant, aussi bien par ses méthodes que son inspiration. Un indépendant, peu assimilable, cultivant une, ou plutôt plusieurs particularités.
Car il y a trois Jean-Daniel Pollet, bien distincts : le court-métragiste, passant de la fiction réaliste au documentaire poétique, le réalisateur de longs métrages, naviguant entre expérimental et comédie sociale, le cinéaste "intérieur", qui, contraint à l'immobilité après un grave accident, ne tourne plus que des essais, où s'affine sa réflexion sur le langage et les choses (au sens précis que leur donne Francis Ponge, poète qui l'inspirera constamment dans ses dernières années). Mais ces trois aspects ne correspondent pas à trois périodes : dans sa filmographie, se succèdent essai poétique (Méditerranée, 1963) et polar (Une balle au cœur, 1965), rêverie utopiste (Tu imagines Robinson, 1967) et documentaire de commande (Les Morutiers, 1968), filmage d'un happening cruel (Le Sang, 1971) et plongée humoristique chez les amateurs de tango (L'Acrobate, 1975).
Tout cela en tâchant de demeurer fidèle, qu'il tourne en 16 mm, en 35 ou en vidéo, à une certaine idée d'un cinéma capable de s'adresser à la fois au "grand" et au "petit" public. Tentative parfois réussie (L'Amour c'est gai, l'amour c'est triste, 1968), parfois imparfaite, lorsque la théorie prend le dessus (Contretemps, 1988). Mais quel autre cinéaste a su accueillir des collaborateurs aussi opposés que Remo Forlani et Philippe Sollers, Jacques Lourcelles et Julia Kristeva ?…
Né à La Madeleine, le 20 juin 1936, et décédé à Cadenet, le 9 septembre 2004, il débute par un coup d'éclat, Pourvu qu'on ait l'ivresse (1957), 21 minutes passées dans un dancing sur les pas d'un jeune homme timide, court métrage qui demeure un des plus mémorables de la période. Il y découvre surtout Claude Melki, non-acteur étrange, mixte de Buster Keaton et de Harry Langdon, qui jouera pour Pollet le même rôle de héros récurrent que Jean-Pierre Léaud pour Truffaut. Il le reprendra pour Gala (1962), Rue Saint-Denis (sketch de Paris vu par…), L'Amour c'est gai, l'amour c'est triste, et L'Acrobate (1975), toutes les œuvres de sa veine populaire, dans lesquelles Melki-Léon (le personnage conservera le même prénom pendant dix-huit ans) excellera.
Dans le flot de ces années fertiles pour les débutants, le succès du label Nouvelle Vague décoinçant les producteurs, Pollet tourne en 1959 La Ligne de mire, avec Michèle Mercier et Edith Scob, film devenu légendaire par ses difficultés de finition – il y renoncera après plusieurs mois de montage et le film restera inédit, premier symptôme d'une malédiction : plusieurs autres de ses longs métrages ne seront jamais distribués, comme Tu imagines Robinson, Le Maître du temps (1970), Le Sang (1971) et Trois jours en Grèce (1990), malgré la sélection cannoise à la Quinzaine des réalisateurs des trois premiers. Et, malédiction seconde, ceux qui ne resteront pas dans leurs boîtes mettront du temps avant d'en sortir : les sketchs de Paris vu par…, réalisés en 1963, ne seront visibles qu'en 1965, Méditerranée, tourné la même année 1963 attendra 1967 pour être montré de façon confidentielle, et L'Amour c'est gai… n'apparaîtra qu'en 1971.
Méditerranée, fruit d'un périple de quatre mois et 35 000 kilomètres, vision à la fois documentaire et personnelle des quinze pays traversés, est le premier volet de la série des essais que l'auteur multipliera durant les quatre décennies suivantes. Pollet se produit, signe l'image et le montage et demande à Philippe Sollers le texte d'accompagnement.
Sollers avec qui il retravaillera pour Bassae, court métrage de 1964 (même si le texte final est celui d'Alexandre Astruc) et pour Contretemps (1988), approfondissement de la réflexion initiée par Méditerranée. Cette fusion de la littérature (dans sa manière la plus exigeante) et du cinéma, Pollet la cherchera constamment : avec le texte de Maupassant dans Le Horla (1966), avec Jean Thibaudeau, de la revue Tel Quel, dans La Femme aux cent visages (1966) et Tu imagines Robinson, avec Julia Kristeva dans Contretemps, avec le poète Mas-Félipe Delavouët dans L'Arbre et le soleil (1990), avec les textes de Francis Ponge dans Dieu sait quoi (1992). Tentatives sévères, dans lesquelles l'air circule parfois de façon raréfiée, plus destinées à un public de connaisseurs qu'à celui des grandes salles du samedi soir, mais remarquables.
Ce public du samedi soir, Pollet avait su pourtant lui plaire, pas trop avec Une balle au cœur (1965), malgré Françoise Hardy et Sami Frey, polar raté par excès d'ambition, mais avec sa trilogie Claude Melki. Léon, face à Micheline Dax, prostituée au large cœur et cuisinière habile, dans Rue Saint-Denis, Léon, tailleur maladroit amoureux de Chantal Goya tandis que sa sœur Bernadette Lafont reçoit les clients de passage dans un coin de l'appartement dans L'Amour c'est gai…, Léon, garçon de bain complexé mais passionné de tango dans L'Acrobate.
À chaque fois, Pollet, bien aidé par son interprète (qui se montra tout aussi à l'aise ailleurs, chez Granier-Deferre, Lautner ou Moullet), sut trouver les accents et créer un climat. L'Amour c'est gai… est ainsi une des plus réjouissantes comédies de son époque, les répliques de Remo Forlani renouant avec les meilleurs accents des dialoguistes "classiques", comme Jacques Companeez ou Yves Mirande. Le petit univers gravitant autour de l'appartement que la caméra ne quitte presque jamais, de Jean-Pierre Marielle à Marcel Dalio, tels qu'en eux-mêmes, est un des plus gentiment typés que l'on connaisse : s'y manifeste une empathie inattendue de la part de l'auteur de Méditerranée.
Idem dans L'Acrobate, où l'irrésistible ascension sociale de Léon, passant de sa piscine municipale aux championnats internationaux de tango est filmée avec une rare aisance. On ne peut que regretter que Pollet n'ait pas continué plus longtemps à alterner les deux formes de cinéma qui lui réussissaient tant. Pour intéressantes qu'elle puissent être, ses expériences de filmage d'un fondeur à l'ancienne (Pour mémoire, 1980) ou de déambulation au milieu des tombes (Au Père Lachaise, 1986) laissent moins de souvenirs que sa recréation jubilatoire du sous-monde parisien.
Après 1989, et un accident qui lui vaut 27 fractures, Pollet est cloué sur un fauteuil dans sa maison de Cadenet, dans le Vaucluse. Il persiste pourtant à tourner : après sa méditation sur Ponge, il signe Ceux d'en face (2001), poème immobile et contemplatif sur le monde, sa beauté et son horreur, vu à travers les photos que classe Michael Lonsdale, où s'affirme toujours sa science du montage et son écriture.
Son univers se réduisant de plus en plus et sachant l'échéance proche, il décide de photographier quotidiennement (Jour après jour, comme le précise le titre de cet ultime film) tout ce qui reste à sa portée, objets, fleurs, choisissant, toujours selon Ponge, "le parti pris des choses". Il décède avant d'en avoir terminé et c'est Jean-Paul Fargier, son ami, qui achèvera le montage en 2006. Le film, distribué l'année suivante sur quatre copies, ne toucha que les amateurs – ceux pour qui le nom de Pollet représentait encore quelque chose…
Lucien Logette