Joris Ivens (18 novembre 1898, Nimègue, Pays-Bas – 28 juin 1989, Paris). Joris Ivens ou la traversée du siècle – ou plus exactement la traversée engagée d'un siècle de combats.
Son premier titre, La Flèche ardente (ou La Hutte), n'est cité que pour mémoire : il s'agit d'un film de famille, tourné avec le matériel de son père, directeur d'une société de matériel photographique, qui montre que le futur cinéaste était tôt familiarisé avec la technique. Ce n'est que bien plus tard, la trentaine arrivée, après avoir travaillé avec son père, qu'il devient réalisateur à plein temps et ne cessera plus de tourner.
Ses premiers essais, Le Pont (1928), Pluie (1929), Brisants (1930), s'inscrivent dans la ligne des expérimentations du moment, inaugurées par Dziga Vertov ou Walther Rutttmann : des courts métrages où priment la recherche esthétique, cadrages et montage, suffisamment intéressants pour être immédiatement repérés par les revues de cinéma d'alors.
Les films de commande qu'il enchaîne ensuite reposent sur les mêmes influences visuelles pour exalter le combat humain, conquête des terres hollandaises sur la mer (Zuyderzee, 1930, court métrage qu'Ivens reprendra et développera trois ans plus tard sous le titre de Nouvelles terres), ou beauté du geste ouvrier et de sa production (Symphonie industrielle, 1931, pour les radios Philips).
Sur l'invitation de Vsevolod Poudovkine, il se rend en URSS en 1932. Choisissant désormais l'efficacité politique contre la tentation esthétique, il y tourne Komsomol, à la gloire des organisations de jeunesse soviétiques, première marque d'un engagement au côté des mouvements révolutionnaires qu'il illustrera à travers la planète.
De retour au pays, ou pas loin, il va filmer avec son ami Henri Storck, qui, depuis ses courts métrages d'avant-garde, a suivi presque le même itinéraire, le pays minier belge : Misère au Borinage (1933) est un chef-d'œuvre du film social, dénonciation sans emphase (le film est muet) de l'état effroyable de la population du Borinage et de ses conditions de survie. Les réalisateurs n'hésitent pas à tordre le cou au réel en recréant des situations, telle la reconstitution d'une manifestation de grévistes que la police va charger en la prenant pour vraie. Le film demeure un modèle du documentaire – qui fut évidemment interdit aussitôt par la censure belge.
Après l'insurrection de l'armée espagnole, sous les ordres du général Franco, pour renverser la République, Ivens rejoint les combats, à l'initiative d'un comité américain de soutien qui réunit des écrivains engagés comme Lilian Hellman, John Dos Passos ou Ernest Hemingway.
C'est ce dernier qui écrira (et lira) le commentaire de The Spanish Earth, tourné début 1937, un des premiers témoignages sur le drame. D'autres suivront, la même année, Victoire de la vie (Cartier-Bresson), Espagne 37 (Buñuel), peu auront l'impact dû à la beauté des images filmées par Ivens (et John Ferno).
Lorsque Terre d'Espagne sort en France, en avril 1938, le "Hollandais volant" est déjà loin, en Chine précisément, dans la Mandchourie occupée par les Japonais que combattent les troupes révolutionnaires résistantes. Ivens filme celles-ci dans Les 400 Millions (1939), seules images conservées du conflit et fait la connaissance de Mao Zedong, à qui il offre sa caméra – caméra que celui-ci conservera et redonnera au cinéaste lorsqu'il reviendra en Chine vingt ans plus tard.
L'URSS, l'Espagne, la Chine : les fronts ne manquent pas, qu'Ivens multipliera après la Seconde Guerre mondiale, qui éclate alors qu'il est aux États-Unis pour répondre à une commande d'État du Département de l'Agriculture sur l'électrification des zones rurales.
Ce qui devait être un simple documentaire, il le transforme en une ode lyrique au progrès (sans doute avait-il en mémoire la formule de Lénine : "Le communisme, ce sont les soviets + l'électricité"), avec son couple de paysans saisis dans leur dignité. Dans The Power and the Land (1940, 38 mn.), la description des travaux agricoles sur une terre désolée, magnifiquement filmée en noir & blanc par les opérateurs Floyd Crosby et Arthur Ornitz, est digne de Flaherty.
Immédiatement après, il entre dans l'équipe des grands réalisateurs hollywoodiens, Ford, Huston, Wyler, Stevens, Litvak, Milestones, réunis autour de Frank Capra et qui signeront avec Why We Fight, entre 1942 et 1945, une superbe série documentaire sur les différentes zones de combat. C'est au front du Pacifique qu'il se consacre, avec Know Your Enemy : Japan, coréalisé par Capra.
La paix à peine revenue, il s'embarque pour l'Indonésie, où à l'invitation du syndicat local des dockers, il tourne en 1946 un documentaire de 23 minutes, Indonesia Calling, sur leurs conditions de travail et surtout sur le colonialisme imposé par les Hollandais à l'Insulinde. L'Indonésie appelle et l'Occident ne l'entend pas – et ne l'entendra pas du tout, car le film est aussitôt interdit et Ivens prié de ne plus revenir aux Pays-Bas. Commence alors pour lui une période moins satisfaisante aux yeux de l'Histoire.
Jusqu'à présent, tous ses films étaient des témoignages sur des luttes révolutionnaires justifiées, Espagne républicaine, début de la Longue Marche chinoise, combat contre le nazisme et le colonialisme.
À partir de 1947, il devient une sorte de cinéaste "officiel" des démocraties populaires, Pologne (Les Premières Années, La paix vaincra) ou Allemagne de l'Est (Le Chant des fleuves), durant la période la plus rigide, celle d'avant la mort de Staline. Le Prix international de la Paix, qu'on lui décerne en 1954, est le symbole de ces années grises.
Il va sortir de l'impasse par le biais de la fiction, sa première expérience dans le genre, grâce à Gérard Philipe qui, à la veille de tourner Les Aventures de Till l'Espiègle, projet qu'il caresse depuis longtemps, va lui demander d'assister techniquement le réalisateur inexpérimenté qu'il est.
Faute de retrouver la Hollande, Ivens retrouve donc la Flandre en 1956. Si le film n'est pas aussi réussi qu'il aurait pu l'être, ce n'est pas par sa faute, mais un peu celle de Philipe, encore trop engoncé dans son costume de Fanfan la Tulipe. Mais l'essai valait d'être tenté – il ne reviendra à la fiction que pour son ultime film.
En attendant, il s'installe à Paris, où il tourne pour la première fois : le court métrage qu'il signe en 1957, La Seine a rencontré Paris, fait partie des plus beaux films sur la capitale, à ranger à côté des Études sur Paris d'André Sauvage ou de Paris la Belle des frères Prévert. Et c'est d'ailleurs un des Prévert, Jacques, qui en écrit le poème qui servira de commentaire.
En 30 minutes, Ivens filme les rivages du fleuve, ses travailleurs, ses habitués, ses amoureux, fixés dans la lumière sans pareille de la ville – portrait qui, soixante ans après, émeut aux larmes, vision d'un monde disparu où les Parisiens pêchaient et où les enfants se baignaient dans la Seine. La palme d'or du court que le film obtient à Cannes est largement méritée.
Infatigable, il repart en Chine (La Guerre des 600 millions, 1958 – 200 millions d'habitants de plus en vingt ans), repasse par l'Europe (L'Italie n'est pas un pays pauvre, 1960), atterrit au Mali (Demain à Nanguila, 1960), pousse une pointe à Cuba, tout juste libéré (Carnet de voyage, Peuple en armes, 1961), va explorer le Chili (Le Train de la victoire, 1964) où il s'attarde, filmant, sur un commentaire de Chris Marker, une nouvelle ode à la ville (…à Valparaiso, 1965).
De retour en France, il s'attaque à un projet difficile : faire un film sur le vent, ce vent qui l'a poussé depuis si longtemps d'une rive à l'autre. Retrouvant son œil de poète, il tente de capter ce souffle vital (il souffre d'asthme chronique et un tel sujet est pour lui une thérapie). Le film ne se fera pas, mais ce qu'il en reste (enfin, ce qu'il en restait en 1965, pour les quelques heureux qui ont pu voir Pour le mistral) est un remarquable brouillon de ce que Ivens cherchait à atteindre : attraper une poignée de vent – il y parviendra vingt-trois ans plus tard.
Il repart alors pour l'Extrême-Orient, accompagné de Marceline Loridan, sa collaboratrice et épouse, qui cosignera désormais tous ses films. La guerre du Viêt-nam bat son plein, les habitants du Nord vivent sous les bombes de l'aviation américaine : le couple va tourner là-bas plusieurs films, documentaires réalisés au plus près des combattants, comme au temps de Terre d'Espagne.
Entre 1965 et 1969, Le Ciel et la terre, 17e parallèle, Rencontre avec le président Ho Chi-minh porteront témoignage sur le conflit – et sur ses marges, comme Le Peuple et ses fusils (1970), tourné dans le Laos en guerre. Ivens et Marceline Loridan participent au film collectif supervisé par Chris Marker Loin du Vietnam (1967) – avec comme différence d'avec Godard, Resnais ou Lelouch, autres signataires, qu'ils ne sont pas loin du pays, mais au cœur du problème.
Après ces quatre pleines années de cinéma combattant, à plus de 70 ans, Ivens se pose à Paris. Pas pour se retirer, mais au contraire pour préparer ce qui sera le grand œuvre de sa filmographie : un état des lieux de la Chine des années 70, celle d'après la Révolution culturelle. Non plus vue dans la perspective des combats, mais sur le plan de la vie quotidienne.
La Chine, maoïsme aidant, était alors un pays fantasmé par les Occidentaux, et dont on ne connaissait visuellement que peu de choses, excepté ce qu'Antonioni avait capté en 1973, Chung-kuo, la Chine. Ivens avait connu Zhou Enlai, qui exerçait véritablement le pouvoir, à l'époque de la Longue Marche, ce qui facilitait l'approche.
Le tournage dura plusieurs années, allers-retours entre Paris et la Chine compris, et, malgré des difficultés multiples (la situation politique était très évolutive, juste avant la disparition de Zhou et de Mao), ce sont 100 000 mètres de pellicule qui furent rapportés. De quoi monter quatorze films, courts et longs – en tout 13 heures et 20 minutes -, illustrant des sujets aussi variés qu'une pharmacie de Shangai, un village de pêcheurs, une caserne à Nankin, une usine de générateurs, l'Opéra de Pékin, un lycée, des minorités nationales kazhak et ouïgour, une famille pékinoise, etc.
Comment Yukong déplaça les montagnes (1976) offrait une série de coupes précieuses, effectuées dans des endroits jamais filmés. Quarante ans après, l'image est devenue totalement obsolète. En 1976, elle constituait une plongée rare dans l'inconnu.
Résultat : malgré sa démesure, le film accueillit 300 000 spectateurs – et un César du court métrage pour Une histoire de ballon.
À 80 ans, il était l'heure pour Ivens de remiser sa caméra. Ce qu'il parvint à faire quelques années durant. Mais il ne renonçait pas à poursuivre ce vent qui l'avait vaincu en 1965, malgré les difficultés – comment, à son âge, trouver un financement pour un projet aussi farfelu ?
"C'est l'histoire d'un vieil homme obsédé, en quête du vent sous tous ses aspects. Au début, il ne le trouve pas ; à la fin, ils se rencontrent, c'est vraiment le duel ; mais on ne gagne pas avec le vent. En même temps, je veux montrer à travers ça mes rapports réels avec l'Histoire et avec la Chine. Il y a deux vedettes dans mon film : le vent et moi. Et mon scénariste, c'est l'Histoire." nous avait-il déclaré en 1987, alors que le film était à mi-tournage.
Bon scénariste et belles vedettes : Une histoire de vent est un film, au pied de la lettre, extraordinaire, sans équivalent : s'y mêlent fiction, féerie, documentaire, le réel contraignant (les rapports d'Ivens avec la bureaucratie chinoise dans sa version la plus kafkaïenne) et l'imagination la plus débridée (Ivens débarquant sur la Lune de Méliès), l'onirisme (Ivens donnant la main à l'enfant qu'il a été) et la poésie (Ivens assis seul dans le désert, attendant le vent).
Le film est celui d'un débutant de 90 ans, bilan serein d'une vie, sans regrets ni sentiment de fin de parcours - d'ailleurs, il comptait bien tourner Le Hollandais volant, projet entretenu au fil des décennies que sa mort a été plus rapide.
Joris Ivens était un cinéaste des éléments : commençant avec la pluie, il a terminé avec le vent. Son itinéraire est exemplaire, celui d'un témoin de son temps et de ses luttes, de ses espoirs et de ses erreurs. Il a cru au socialisme et à la Révolution, parcourant la planète pour filmer l'un et l'autre ; sa générosité a parfois (souvent ?) été abusée ; il a su mesurer, l'âge venu, la part d'illusions qui avait animé sa quête. Mais illusions fondatrices, qui se sont traduites par quelques dizaines de titres mémorables. Qui peut en dire autant ?
Lucien Logette