" Je suis à fond contre la guerre au Viêt-nam ; par voie de conséquence directe et a priori, je suis à fond pour ce film qui est à fond contre la guerre du Viêt-nam. C’est aussi mathématique que moins multiplié par moins égale plus. La critique de cinéma n’a plus rien à faire ici. Et je n’ai plus qu’à répéter à longueur de page « Allez-y, allez-y, vous êtes naturellement contre la guerre au Viêt-nam. Alors pas de question, en colonnes par quatre, allez-y ».
Je ne pense pas que ce soit ce travail de propagande qu’on attende de moi dans cette partie du journal. Pareil film relève de l’action. Dois-je juger cette action ? Il faut m’en dégager, escalader le talus, pendant que le commando attaque, pour le regarder passer ? Si peu glorieuse » et si discutable (du point de vue de l’action) que soit cette attitude, et bien que je me sente loin d’éprouver la sérénité nécessaire, c’est la mienne dans cette page. Mon métier ici n’est pas de jouer au sergent recruteur.
Aussi bien existe-t-il un biais par lequel la critique rétablit ses droits. Loin du Viêt-nam se veut arme de combat. Ce qu’on demande à une arme, c’est d’être utile dans la bataille. Le véritable critère de réussite, c’est l'efficacité. Mauvais film si la réalisation trahit les intentions ; sinon, bon film. Le spectateur se trouve placé dans une situation morale — parce que la politique, quand on n’en fait pas son métier (ce qui est mon cas) relève de la morale et qu’on ne « reçoit » pas un film politique comme on reçoit Shakespeare Wallah ou le dernier Hitchcock.
Voici donc un film, ou plutôt une rhapsodie de films, un carrefour de films : la convergence, à propos de la guerre au Viêt-nam, des différents points de vue et prises de position de différents cinéastes désireux de manifester leur solidarité, tout en exerçant leur métier, avec le peuple vietnamien en lutte contre l’armée américaine. Bien.
Travail d’équipe, dont Chris Marker, par son militantisme et en cimentant le film grâce au montage et à un commentaire remarquable d’intelligence, de clarté, de fermeté, de lucidité parfois amère jamais désenchantée, a été le levain et le liant. Très bien.
Cette équipe comprend d’encore jeunes auteurs français pour qui je nourris la plus vive estime : Godard, Resnais, Marker, Klein, Varda, Lelouch, à qui se sont joints l’infatigable vieux lion Joris Ivens toujours là quand il s’agit de se battre, et Michèle Ray, cette journaliste qui fut prisonnière du Vîêt-cong et revint de là-bas avec des documents filmés. Parfait.
A l’exception de Joris Ivens et de Michèle Ray, que le commentateur nomme au moment de leur participation, et de Godard qui a pris soin de signer sa séquence par un drap bien placé (je me demande d’ailleurs comment on pourrait hésiter, Godard photographiant Godard en long, en large et en travers), les contributions respectives sont noyées dans l’anonymat.
Fausse humilité : la personnalité de ces auteurs s’affirme avec trop de vigueur pour que cet anonymat soit réel. Humilité dangereuse : on n’évite pas le film à sketches et l’on établit' un jeu pour « petit cinéphile averti » qui, au lieu de s’intéresser à ce qu’on lui montre, va s’intéresser à la façon dont on le lui montre, passant le plus clair de son temps à essayer de deviner de qui est quoi, par conséquent distrait du peuple vietnamien et de son martyre.
Parce que ce martyre, c’est tout de même de cela qu’il s’agit, non ? Et non de s’attribuer in petto des certificats d’autosatisfaction parce qu’on se dit « ah ça ! ces jolies couleurs, cette photo impec’, ces images belles de porte-avions ricains avec zoom sur les superstructures, ces ballets de bombes dans des filets à provisions, ces avions décollant suivis par la caméra comme des autos de course, ça c’est de la maison Lelouch. Si je ne me trompe.
Et cette pastèque rose si joliment, cette - charmante- Vietnamienne de Paris, ces bambins exquis, ça je parie (si je ne me trompe) que c’est Varda, une espèce de « bonheur » très loin en effet du Viêt-nam — et je n’attends pas pour dire que cette sequence n’est sauvée d’une certaine indécence que parce que le montage l’enlace avec une interview extraordinaire celle-là, bouleversante, efficace (donc bonne, je ne dis pas belle) de la veuve de Morrisson, ce catholique américain qui s’est sacrifié par le feu, comme un bonze, devant l’immeuble de l’O.N.U.
Faite par qui, cette interview ? Je n’ai pas pensé à me le demander, saisi par la dignité, la simplicité, la sainteté (je ne trouve pas d’autre terme) de cette femme, et par la valeur démonstrative poignante, hors de toute volonté démonstrative, que prennent les jeux de cette mère avec ses enfants.
On attend — en tout cas moi j’attendais (éloigné donc, si peu que ce soit, du Viêt-nam) Resnais et Godard, mes dieux. Ce sont les séquences les plus discutables. D’abord parce qu’ils sont restés en effet loin du Viêt-nam: à Paris ; et qu’ils ont dû trouver une astuce pour, à Paris et de Paris, « se battre » pour le Viêt-nam.
Resnais a imaginé de brosser le portrait de l’intellectuel germano-pratin torturé par la mauvaise conscience — c’est-à-dire notre portrait, je l’en félicite, nous avons bien besoin de temps à autre de paires de claques. Bernard Fresson joue cet intellectuel, il récite un texte de J. Stemberg (si je ne me trompe).
Texte brillant — mais dont la « brillance » même, les paradoxes fusants, la verve amère, l’éloquence pamphlétaire, bref la littérature, excellente ailleurs, ici me gêne, me rebrousse, Sternberg me pardonnera. Il est très louable de montrer combien les intellectuels de gauche ont mauvaise conscience — mais au moment où il s’agit de mobiliser notre ferveur et notre indignation, l’intellectuel germanopratin, tu parles si on s’en fout.
Et je trouve curieux ce long (bien que brillant) bavardage par quoi quelqu’un nous explique toutes les bonnes raisons qu’il a de se taire, semblable à cette femme qui arrive galopante au rendez-vous : « Chéri, je suis venue pour te dire que je ne viendrai pas ».
Oh oui ! dans certains cas, le silence...
Godard aussi bavarde, intarissable.
Il commence par se poser, lui, Godard, c’est-à-dire un visage qui regarde, une caméra par quoi ce visage particulier regarde, et une voix également particulière. Incroyable narcissisme, qui ne me gêne pourtant pas parce qu’il est en accord avec le réalisme subjectif de la chronique entreprise par Godard du monde actuel. Ce très particulier particulier délabyrinthe ses sentiments, énumère ses obsessions déterminées par la guerre au Viêt-nam, avec références et citations de ses précédents films (la Chinoise surtout).
Et il développe cette idée à laquelle je souscris de toutes mes forces : c’est que la guerre au Viêt-nam est liée à une situation générale dans le monde, riches contre pauvres ; qu’il n’est pas question pour l’individu Godard d’aller envahir le Viêt-nam de sa pourtant envahissante petite personne (images à l’appui) mais de se laisser envahir par le Viêt-nam au point de penser « Viêt-nam » quand Fidel Castro parle des guérilleros, « Viêt-nam » quand les ouvriers de Rhodiaceta font la grève pour leur bifteck (extraordinaires images, alors, de Chris Marker — si je ne me trompe).
La pirouette de Godard cesse d’être une pirouette. Mais tout de même je préfère quand ce film parlant du Viêt-nam et de la guerre me les donne à voir...
Quels que soient les tourments, les scrupules (comme je les partage !) des auteurs parisiens et l’excellence de leurs intentions, je préfère quand Joris Ivens nous donne à voir le courage calme, la détermination paisible, discrète, des gens d’Hanoi sous les bombes et les trous qu’ils creusent dans le ciment des trottoirs ; je préfère quand Michèle Ray, en des bobines maladroites, nous fait toucher l’horreur quotidienne, banale, de la guerre dans la jungle — et sa caméra devenue folle déchire les images et c’est un cri, le cri que pousse Michèle Ray aujourd’hui loin du Viêt-nam.
« Napalm ! Napalm ! »
Je préfère quand, loin du Viêt-nam puisqu’il est à New York ou à Washington mais au cœur du problème, William Klein (si je ne me trompe) fait défiler pour nous les images les plus troublantes, les plus neuves, les plus dérangeantes donc les plus efficaces, donc les meilleures (par chance elles sont aussi les plus belles) des manifestations américaines pour où contre la guerre. Alors ça c’est quelque chose. « Hippies » psalmodiant « Napalm ! Napalm ! », parades insensées opposant aux belles saines majorettes des défilés d’anciens combattants les filles « hippy » maquillées en blessées des bombardements, yeux sanguinolents, bouches tuméfiées gémissant « Peace ! Peace ! », cantiques des ligues religieuses, engueulades, insultes, mémère brandissant une bombe, et soudain le formidable torrent noir des hommes du « Black Power » — fou, véhément, inspiré, le reportage de Klein vous secoue, vous gifle, vous réveille. Rien que pour cette leçon, ce film mérite des foules.
Film utile — je le souhaite, je le crois, je le pense. Mais disparate : beaucoup de télévision, de la jolie en couleur (Lelouch) ou de la maladroite bouleversante (Michèle Ray), du reportage intelligent et sensible (Ivens et Marker), du supplément politique pour magazine féminin un peu fauché (Varda), du théâtre (Resnais) et du cinéma-cinéma (Godard)."
Jean-Louis Bory, 20/12/1967